L’eau Depuis peu, l’eau ne coulait plus dans l’'aqueduc. Sous le soleil d’oc- tobre, la plaine finissait de roussir, lui donnant l’impression pénible de vivre sur la Lune, et les arbres dardaient vers le ciel toujours bleu des priéres qui restaient sans réponse. II n’avait pas plu depuis six mois. Elle qui se réveillait naguére au son de l'eau gargouillant dans les tuyaux et qui se rendormait, bercée par ce léger murmure, n’aurait su dire depuis combien de jours la citerne du toit ne s’était pas remplie. Quelle insouciance était la sienne alors | Mais comment une ex- citadine aurait-elle pu penser que l'eau puisse ne pas couler quand on ouvre un robinet ? Et pourtant ! Désormais, ce n’était plus le bruit de l'eau, mais le silence qui la réveillait chaque matin. Malgré ses suppliques et le chant des femmes appelant la pluie, dans l’aqueduc romain qui jamais n’avait fait défaut, l'eau avait commencé a se tarir et la citerne était devenue muette. La terre du jardin s’était craquelée; les fleurs et les legumes avaient flétri. Sous le soleil de plomb, il avait fallu qu’Ali ouvre la fosse septi- que, un bien grand mot pour ce trou qu’il avait creusé a la pelle a l'ar- riere des W.C. Incrédule, elle l’'avait regardé faire. Debout dans les matiéres desséchées par cet été torride, il les avait sorties, le sourire aux lévres. II avait ensuite pris I'habitude, sans rien lui demander, de vider le trou de temps a autre. Que faisait-il de son butin ? Elle ne le savait pas. Pas plus qu’elle ne savait ou allait Saida avec les ordu- res. Tous deux disparaissaient pour réapparaitre une demi-heure plus tard, leur seau vide au bout du bras. Loin de rechigner, ils ba- vardaient gaiement. Pour eux, cette corvée semblait normale, dans ordre des choses. Ils n’en étaient sans doute pas a leur premiére sécheresse. Pas elle. Dans le pays qu’elle avait quitté, la pluie était monnaie courante et rien ne l’avait préparée a cette torpeur qui l’ac- cablait. Ecrasée de chaleur, elle trouvait a peine la force de se trai- ner et passait le plus clair de son temps claquemurée derriére les volets clos de la maison, laissant a Saida et Ali le soin du ménage et du jardin. Quelle étrange situation ! Elle qui n’en avait jamais eus employait dé- sormais bonne et jardinier, comme tout le monde en ville, d’ailleurs. Méme Saida ne pouvait lui offrir ses services que si une gamine, payée trois sous, s’occupait de ses cing enfants. Elle n’aurait su que faire sans Saida et sans Ali ! 10