fcLx\ "v-J W i 1ri-^ ilioljPf Jf tk VOL 12 N° 11 • DU 19 AU 25 MARS 1998 • f /Or—*'4B JMI I R9 H H : m Hi v,*'J3 $t f/^M Wr *I bBHsEa NATHALIE DEROME | texte . Luc B o u l a n g e r photo . Laurence L a b a t • Mm A I'ombre des grands theatres qui s'arrachent les vedettes de la television, NATHALIE DEROME cree, depuis plus de dix ans, des spectacles a contre-courant des modes et de I'industrie culturelle. Pour le plaisir de faire les choses autrement. Nathalie Derome fait de Tart de resistance. Comprenezmoi bien. La creatrice ne ressemble pas a une Jeanne d'Arc des planches. Elle ne concocte pas une revolution dans les salles de repetition. Derome n'a meme jamais milite pour un parti ou un lobby politique. A vrai dire, les spectacles qu'elle signe pour sa compagnie, depuis maintenant dix ans, sont loin d'etre militants ou propagandistes. lis sont ludiques, eclates, multidisciplinaires, comiques, fous, saugrenus, derangeants, ironiques, farfelus.... Et pourtant, Nathalie Derome fait de l'art de resistance. Car son art resiste a l'air du temps et au consensus socio-culturel: e'est-a-dire a I'industrie culturelle qui demande aux artistes de gerer avant de creer; au dieu Marketing qui repete ad nauseam que, sans succes, un artiste n'existe pas; au vedettariat qui prefere avoir son quinze minutes de gloire a la television que de creer dans l'anonymat urbain, car un artiste doit faire 1'fiVfiNEMENT ou mourir. C'est un art brut, qui se nourrit de petites choses, et non un art vorace, qui ne vivrait que pour la posterite. Nathalie Derome ne veut pas seduire, ni plaire a tout prix. Elle a simplement le gout de faire les choses autrement, et la soif d'explorer des lieux troublants et inconnus. «J'aime l'inconscient, le reve, dit-elle. Avec mes spectacles, j'ai l'impression de faire des reves ambulants, en trois dimensions.» En fait, contrairement aux apparences, en 1998, un artiste de resistance est davantage epanoui que revoke. II carbure au plaisir. Meme si la precarite et les conditions de creation transforment parfois ce plaisir en souffrance. «Parfois, j'ai le gout de tout lacher, admet Nathalie Derome, dans un loft, rue Parthenais, qui sert de salle de repetition a des compagnies de theatre en marge. La plupart des compagnies mainstream se sont fait construire de beaux theatres tout neufs, alors que le budget de fonctionnement de ma compagnie (qui a une douzaine de spectacles et de performances a son actif en dix ans) stagne depuis quelques annees. L'argent que je regois annuellement du Conseil des arts et lettres du Quebec (50 000 $) equivaut au cout des costumes d'une grosse production au TNM!!! ( NDLR: Verification faite, le TNM depense entre 25 000 et 35 000 $, par production. Mais c'est tout de meme environ le budget des costumes de la comedie musicale i.) Alors, je ne compare plus. C'est la passion qui me pousse a continuer.* A Montreal et au Quebec, ils sont discrets mais de plus en plus nombreux, les artistes de la resistance. Des gens comme Charles Guilbert, Michel Grou, Serge Murphy, Sylvie Laliberte, Gary Boudreault, Martine Chagnon, Alexis Martin ou les membres de la redaction de Cube - une revue d'art qui lance ce mois-ci «un appel de manifestes a toute la population en l'honneur du cinquantieme anniversaire du Refus GlobalA Des gens de diverses disciplines, done, qui accomplissent un travail artistique coherent, original, en marge. Des artistes qui evoluent loin des cameras et des questions impertinentes de Julie Snyder. Leur point commun? La maniere arusanale dont ils exercent leur metier d'artiste. Artisanale dans le sens de «sans machines ni organisation complexes Que ce soit les pieces du Groupement forestier du theatre, les encans-benefices de la galerie Clark, les soirees de Contes Urbains, du Theatre Urbi et Orbi, ou les Tombolas de la Compagnie Nathalie Derome, on retrouve dans tous ces evenements un meme etat d'esprit ludique propre aux artistes de la resistance. Comme l'ecrit Yves Robillard dans son essai, Vous etes tous des createurs, ou Le Mythe de I'art (Lanctot Editeur), l'essence de la creation est ludique: «Lc jeu est i'clcmcnt-cle de la societc do creation. II est considere aujourdhui cominc futile, puree que la societe industrielle a eu besoin de faire du travail une vertu cardinal*' pour justifier lalienation L\C$ ouvriers.» Par exemple. I amiuelle Tombola de Nathalie Derome. qui se deroule debut juin an bar I.e Clieval Blanc, rue Ontario Fst. Pendant une jouniee, le public est convie a jouer aux poches. aux dards, aux lancers d'anneaux dans des bouteilles... II peut aussi acheter un poeme pour cinquante cents, poser pour un caricaturiste, ecouter des chansonniers. Tout ca, en buvant une micro-pression... On est loin des lancements ultra branches des Organic Fresh Heroes au club Le Sona, dans le centre-ville... «Je n'ai jamais ete a la mode, dit Derome. J'ai toujours ete a contre-courant. Je suis peut-etre un peu retard, ou un peu en avance? Mais j'aime chercher dans la marge, repousser les frontieres de la representation. Je cree des shows. Je ne repete pas une recette de nouilles au fromage parce que des gens m'ont dit que mes nouilles au fromage etaient excellentes... Pour moi, la creation est synonyme de prendre des risques.» Tout est dans tout De risques, le parcours de Nathalie Derome en est jonche. Apres avoir c o m p l y une formation en interpretation au baccalaureat en art dramatique de l'UQAM, au milieu des annees 80, la comedienne prend la decision de ne pas faire de theatre. Feministe, elle se dirigera - d'abord avec Sylvie Laliberte, puis en solo - vers la performance, un art qui lui permet «de requestionner les codes de la representation* et de s'interroger sur la place des femmes dans les arts visuels. Chacune des creations de Derome est un savant dosage de themes disparates. La comedienne oscille entre l'intime et le social, le quotidien et le politique, le general et le particulier. «J'ai lu quelque part que le cerveau masculin est fait en plusieurs tiroirs, dit-elle. Et chaque element - le politique, le travail, I'amour, l'argent, etc est classe dans un tiroir: Tandis que le cerveau des femmes ressemble a une sacoche ou tout est pele-mele! Pour moi, tout est dans tout, et mes spectacles en sont le reflet.* En 1988, sa premiere intervention avec sa compagnie avait pour litre Unepelle et un rdteau, dans le cadre de l'exposiuon Les Temps chauds, au Musee d'art contemporain. Sylvain Campeau, alors critique a Voir, qualifiait deja Derome de «Joconde aguerrie a Part contemporain faisant preuve de lucidite ludique*. Ludique. te mot est lache. Du Retour du refoule - Theatre perfore, a Des mots, d'la dynamite - Theatre en forme defemme, la creatrice va toujours tenter de redefinir son art a coups de clins d'ceil a cette famille theatrale qu'elle a volontairement abandonnee. Ses spectacles sont des objets difficilement identifiables autant pour la critique que pour les subventionnaires. A propos de ces shows, un autre collegue, Laurent Saulnier, ecrira en 1995 qu'ils sont «indescriptibles, a mi-chemin entre le theatre et la chanson, l'experimental et le quetaine, le completement emballant et le tout a fait ridicule». «Mon travail est bien artisanal, reconnalt-elJe. Je cherche a creer quelque chose aux frontieres de la representation du theatre, de la chanson, de la danse, de la musique, des arts visuels. C'est plus Pamalgame de toutes ces disciplines qui ma toujours interessee depuis mes debuts. Je suis un mouton noir par rapport a la famille theatrale. Ce qui m'ennuie au theatre, c'est que le public est trop souvent passif.» La force des creations de Nathalie Derome nest done pas dans la technique ou la technologie, mais dans le lien qu'elle etablit d'emblee avec les spectateurs. L'importance du contact direct avec le public est primordiale dans les creations de Derome. Au point ou la comedienne a senti le besoin de reajuster son tir. «Je men allais presque vers le stand-up comic. Dans Des mots, d'la dynamite je cabotinais un peu trop. J'ai pousse le contact avec le public a son maximum. La duree du spectacle Itait tres elastique. En fonction des reactions du public, je pouvais jouer une demi-heure de plus!* Avec son nouveau spectacle, S'allumer centre le vent, Derome travaille pour la premiere fois a partir d'un texte. Cette prochaine creation, qui prend 1'aflfiche du Theatre du Maurier du MonumentNational le 25 mars, regroupe les poemes et les chansons de Francois Mattel. D'autres collaborateurs de la troupe s'y retrouvent comme la musicienne Maryse Poulin, qui accompagne Derome sur scene, et Gigi Perron qui realise le decor. Pour la premiere fois, la comedienne travaille avec un metteur en scene, Alain Francceur Pourquoi un show de «poesie sur panes*? (sic) «Pour le plaisir de l'essayer, dit simplement Derome. Les textes de Francois (Martel) parlent de la difficulte de dire les choses, de cerner la vie. Au lieu de courir apres le sens a tout prix, de toujours tenter d'avoir le dernier mot, il est preferable de se faire un baume avec les mots. Et c'est ce que nous faisons, Maryse et moi: sur la scene, nous sommes deux filles qui laissent parler les mots...» S'allumer contre le vent est un spectacle depouille, intimiste et... a contre-courant. Un show anti-glamour, presque folklorique et campagnard dans son absence d'artifice. Un show cree par des artistes resolument urbains, mais qui ressemble a une veillee du bon vieux temps au coin du feu! «Tout va trop vite! s'exclame Derome. On ne prend plus le temps de s'asseoir pour se raconter des choses inutiles, de regarder le ciel et la lumiere, de laisser passer la vie dans notre corps, d'ecouter la petite musique des jours. La poesie, c'est mot par mot, page par page, un univers dans chacune des pages. II faut prendre le temps de s'en impregner en lisant pour faire image. «S'aUumer contre le vent, ca revendique aussi le droit de vouloir etre a contre-courant. Je ne veux pas denoncer les medias, le mainstream, ou les modes... Pour moi, chaain a sa place dans le milieu culturel. L'art doit etre vivant. Mais la vie, ce n'est pas seulement les couleurs vives, eclatantes, brillantes. C'est aussi la beaute de la nuance et des demi-teintes.* Tout le reste est iitterature... • S'allumer contre le vent Du 25 mars au 5 avril Au Theatre du Maurier du Monument-National Voir calendrier Theatre Extraits du spectacle et de la rencontre entre Luc Boulanger et Nathalie Derome sur Voir en ligne (www.voir.ca) V O I R DU 19 AU 25 MARS 1998 M O N T R E A L