6 — CAHIER SPECIAL PUBLIE PAR L’APFHQ ENTREVUE: MICHEL BASTARACHE La Loi C-72 est bonne, mais elle est loin d’étre parfaite pour les francophones hors Québec OTTAWA: La Loi C-72 concernant le Statut et l’usage des langues officielles au Canada ne répond pas totalement aux attentes exprimées par les franco- phones hors Québec lors des consul- tations qui ont précédé la rédaction et l’adoption finale de cette importante piéce législative. YVES LUSIGNAN Le réputé constitutionnaliste Me. Michel Bastarache, qui agissait a titre de conseiller juridique pour la Fédéra- tion des francophones hors Québec du- rant cette période, croit que la plus grande faiblesse de la loi demeure sa difficulté de mise en oeuvre au plan judiciaire. En ce sens, Me. Bastarache n’est pas satisfait du réle dévolu au Commissaire aux langues officielles comme enquéteur et protecteur du ci- toyen. Ce que le conseiller juridique de la F.F.H.Q. n’aime pas dans cette loi, c’est que tout doit procéder d’abord au niveau de la plainte. Me. Bastarache considére cette formule comme étant dépassée, d’autant plus que les en- quétes menées par le Commissaire aux langues officielles suite au dépét d’une plainte sont secrétes. «Ca ne crée pas un contexte qui favorise une contrainte sur l’organisme qui fait l’objet de l’en- quéte», trouve Me. Bastarache, qui fait un paralléle avec l’impact populaire de l’enquéte publique sur le dopage spor- tif. «Si vous amenez quelqu’un devant les caméras de télévision et que vous l’interrogez, ce n’est pas la méme chose que si vous l’interrogez en privé dans votre bureau», constate Me. Bas- tarache. Ce qu’on aurait souhaité chez les francophones hors Québec, c’est qu’on ajoute au processus d’enquéte décrit dans la loi, un mécanisme comme celui de la Commission des droits de la per- sonne. Cette approche souhaitée par les francophones aurait permis au Com- missaire de déposer une plainte au nom de la personne lésée dans ses droits devant un tribunal administratif, qui aurait pu ensuite contraindre le fautif 4 respecter la loi en imposant des peines. Selon Me. Bastarache, & l’heure ac- tuelle le Commissaire aux langues of- ficielles ne peut pas imposer une peine, obliger un ministére 4 réembaucher un employé congédié pour une question linguistique, ou condamner & verser une indemnisation. I] peut dans cer- taines circonstances intervenir devant la Cour fédérale, mais cela reste a sa discrétion. Pour mieux se faire comprendre, Me. Bastarache donne l’exemple clas- sique du refus 4 un voyageur de se faire servir en francais sur un train de Via Rail. «Comment allez-vous vraiment décider d’intenter une action qui va vous cofiter 20 000$ devant la Cour fédérale pour obtenir une décision fa- vorable» questionne Me. Bastarache, pour qui cette approche est irréaliste. Un mécanisme semblable 4 la Com- mission des droits de la personne, fi- nancé par le gouvernement, serait plus efficace selon lui. «II me semble qu’on a clairement affirmé que les droits lin- guistiques sont aussi importants que les autres droits fondamentaux. Com- ment se fait-il qu’ils ne jouissent pas d’un appui aussi important quant au mécanisme, de mise en oeuvre», conclut Me. Bastarache sur cette ques- tion. Mais tout n’est pas négatif pour les francophones hors Québec. Plus de la moitié de la cinquantaine d’amende- ments proposés par la F.F.H.Q. lors du processus de consultation précédant l’adoption de la Loi C-72 ont été rete- nus par le gouvernement. Les articles qui traitent de la justice par exemple, sont inspirés des préoccupations expri- meées par les francophones hors Qué- bec. Ils ont obtenu que le gouvernement fédéral assume 1’obli- _ gation de servir le justiciable dans sa langue, et que le choix de la langue des procédures soit celui du justiciable. Le justiciable a aussi obtenu le droit de s’adresser 4 un juge qui parle la méme langue que lui. «Je crois que c’est notre insistance et nos propositions qui ont permis d’élargir les droits», dit Me. Bastarache. Aujourd’ hui, le juge d’une cour fédérale a toujours le choix de la langue pour rendre son jugement, mais le texte officiel du jugement doit étre dans la langue du justiciable. On a aussi obtenu des modifica- tions importantes en ce qui a trait aux méme en étant formée d’un tout petit nombre, obtenir des services en fran- “¢ais. «On ne peut pas tenir uniquement compte des nombres, ni de la concen- tration, explique Me. Bastarache. On doit maintenant tenir compte de cet autre facteur qui est la cohésion sociale et l’organisation institutionnelle». Il y a aussi une nouveauté dans la loi ence quia trait au bilinguisme dans les entreprises privées. Pour la pre- Me. Bastarache estime que la nou- velle Loi sur les langues officielles pré- cise davantage le caractére spécifique des droits aux usagers, contrairement 4 la Loi de 1969. Les obligations gouver- nementales sont plus précises. On a aussi prévu de facon plus spécifique le recours aux tribunaux, méme si ce re- cours existait déja par le passé. En ré- sumé, il y a maintenant moins de zones grises dans le texte de loi, reconnait Me. Bastarache, et davantage de méca- Me. Michel Bastarache Constitutionnaliste miére fois, on donne spécifiquement au Secrétariat d’Etat aux minorités, le mandat de faire la promotion des lan- gues officielles, et d’encourager les en- «ll me semble que lorsqu’on a adopié la Loi, il était trés clair que le Conseil du Trésor recevait un mandat spécifique de préparer une réglemeniation .» services au public. Insatisfait du travail du Conseil du Trésor en ce domaine, «nous croyons que le Conseil du Tré- sor a joué longtemps sur les régles qui lui permettaient d’établir dans quels bureaux on allait offrir des services dans les deux langues» critique Me. Bastarache, les francophones vou- laient des critéres spécifiques dans la nouvelle loi. Ainsi, ce n’est plus seulement le nombre absolu de francophones dans un milieu qui déterminera la qualité des services en francais. Cela dépendra aussi de la structure de la communauté, de sa cohésion sociale. Une commu- nauté francophone isolée pourra, treprises privées & offrir des services dans les deux langues officielles. Le mandat existait déja via des pro- grammes financés par le Conseil du Trésor, mais c’est la premiére fois qu’on donne une assise législative 4 cette fonction, explique Me. Basta- rache. Pourles francophones hors Qué- bec, cet aspect de la loi pourrait étre avantageux si le fédéral commence 4 subventionner les secteurs de |’indus- trie qui donnent des services 4 la popu- lation. On aurait toutefois souhaité que le Secrétariat d’Etat ait le devoir, etnon pas seulement le pouvoir, d’encoura- ger le bilinguisme dans les entreprises privées. nismes pour la faire respecter. On a aussi spécifié de fagon plus compléte les régles applicables a la rédaction des réglements qui vont définir les obliga- tions gouvernementales, ajoute-il. Le constitutionnaliste a été étonné d’apprendre que le Conseil du Trésor attendait un feu vert du gouvernement fédéral avant de commencer ses con- sultations devant mener & la rédaction des réglements d’application de la Loi C-72 dans les institutions fédérales. (voir a ce sujet l’article sur le Conseil du Trésor). «En ce qui me concerne, le Conseil du Trésor n’a pas a attendre le bon vouloir de qui que ce soit avant de préparer une réglementation. Il me semble que lorsqu’on a adopté la Loi, il était trés Clair que le Conseil du Tré- sor recevait un mandat spécifique de préparer une réglementation et de la soumettre pour adoption, et que cette réglementation était nécessaire a la mise en oeuvre de la Loi», commente Me. Bastarache qui ajoute: «Je ne peux pas voir quelle justification il y aurait pour retarder le processus». Les francophones hors Québec ne sont d’ailleurs pas emballés par le réle que doit jouer le Conseil du Trésor dans la rédaction des réglements. «Ca ne nous plait pas du tout. On pensait qu’il y aurait di y avoir une autre agence plus neutre, plus détachée», dit Me. Bastarache, qui pense que le Conseil du Trésor a une sorte de parti pris pour ménager les finances publi- ques. «S’il est appelé a faire des choix difficiles, il va les faire en fonction des intéréts du systéme, en tenant compte des difficultés dans les conventions collectives», croit le constitutionna- liste. Celui-ci rappelle que les conven- tions collectives ont toujours justifié la piétre qualité des services en frangais chez Via Rail, et que c’est justement le Conseil du Trésor qui négocie les conventions collectives. Me. Basta- rache craint que le Conseil du Trésor ne soit pas assez sensibilisé a l’objectif d’élargir le domaine de!’ application de la Loi sur les langues officielles, mal- gré les difficultés internes que posent les conventions collectives, et les li- mites budgétaires. «On ne peut pas pré- sumer qu’ ils vont agir de mauvaise foi. On peut juste espérer que le résultat sera celui qu’on cherche». Le public aussi a un réle important a jouer pour assurer des services de qualité dans les deux langues au pays. «Il faut la volonté politique, il faut les ressources, mais il faut que la demande ne soit pas purement artificielle», sou- tient Me. Bastarache. Il faut donc que les citoyens insistent pour utiliser les services existants, et exigent que les services soient de qualité. La pression du public doit étre continue, surtout lorsque la volonté politique s’effrite devantles difficultés administratives et budgétaires. L’attitude négative des Québécois envers la Loi C-72 inquiéte grande- ment Me. Bastarache. Selon lui, cette attitude peut avoir une influence trés négative sur la volonté politique des fonctionnaires de donner priorité 4 la Loi sur les langues officielles, et de considérer qu’elle est un élément im- portant de la politique canadienne. Dans cette optique, les francophones hors Québec ont besoin des Québecois s’ils veulent que leurs droits linguisti- ques soient respectés partout au pays. «Absolument, dit Me. Bastarache, mais il faut aussi que les Québecois comprennent que la Loi sur les langues officielles existent pour eux, pas pour nous. La participation équitable des francophones dans la Fonction publi- que, ¢a dessert d’abord les Québécois. Les services publics en frangais au ni- veau fédéral, c’est d’abord pour les Québecois». La population du Manitoba compte 51,775* francophones *Langue apprise et comprise 4