Le Moustique Volume 5 - le Edition ISSN 1496-8304 Janvier 2002 Mais on peut imaginer pire encore comme situation. Ayant, par exemple, survécu au naufrage, traversé l'eau glaciale, évité de vous écraser sur les rochers, constaté que vous étiez arrété par une impénétrable forét humide, vous découvrez que le télégraphe ne fonctionne pas ! ll semble que le plus souvent cela ait été le cas. On ne trouvait pas, de ce temps la, autant de gens disposés a circuler en tous sens sur le sentier et la maintenance s’en ressentait. Etait-ce, a l’6poque, un manque d’engouement pour les déplacements ? Les agences de voyage d’alors n’auraient-elles pas eu les arguments qu’on leur connait aujourd’hui ? On se déplagait cependant beaucoup a cette époque, mais c’était vraisemblablement plus par nécessité que pour le plaisir ; a moins que dans ce temps n’ait soufflé un grand vent de folie ? D’ailleurs, les gens qui osaient se lancer dans ces grandes courses avaient mauvaise réputation. C'était des aventuriers moustachus et patibulaires desquels on protégeait les jeunes filles de bonne famille. Ou alors, c’était des femmes perdues qui allaient se perdre plus loin encore. Sur les vieilles photos bistrées, on leur découvre, a elles aussi, des airs inquiétant. A présent, sur ces mémes sentiers, on ne trouve plus que des gens bien mis, civilisés et affables, sains et musclés (a quelques trés rares exceptions). Leur réputation n’a rien a craindre car il est de bon ton, pour les bourgeois d’aujourd’hui, de rechercher l’'aventure. Les choses ont donc considérablement changé. Ce qui n’était pas bien a l’époque, |’est aujourd’hui. Et le vice versa. J’en arrive a croire parfois que la morale n’existe pas ; ou alors, elle change de chemise comme la mode. Le plaisir que je ressens a présent a me balader le long de cette ligne télégraphique dont on n’apercoit plus guére que quelques rares isolateurs cloués a un arbre — et totalement hors de portée car, sur ces entre faites, les arbres ont grandi — est, lui, assez particulier. Il appartient a ceux qui ne se font réellement sentir qu’aprés la fin de l’aventure. Un peu a la maniére de ces personnes qui se souviennent avec mélancolie de la guerre de quatorze. C’est, sans conteste, une de ces étranges joies que |’on peut apparenter a celles des lunatiques qui se frappent la téte contre les murs car cela leur procure une immense Satisfaction quand ils arrétent. - Es-tu certaine qu’il ne reste plus de chocolat ? Je déprime quelque peu ; je suis en manque. Hélas, alors que l'on arrive en vue de Pointe Bonilla, ou l’on apergoit encore, ici et la, des débris remués par la mer de quelques-uns de ces bateaux perdus, ma fille me confirme la fin des réserves et me passe quelques noix a grignoter. A cet endroit méme et environ au méme moment que le télégraphe était mis en place, il avait été prévu de construire un phare pour prévenir les marins du terrible danger qui les guettait. Ingénieurs et macons ont été débarqués ici méme, dans un brouillard des plus épais. Quand la brume s’est enfin dissipée, ils ont constaté avec horreur qu’ils n’étaient pas au promontoire de Bonilla mais quatre kilometres plus au nord. C’est ainsi qu’il n'y a pas de phare a Bonilla, mais il y en a un a Carmanah. Tout contre la réserve des Indiens Ditidaht. Ces derniers, par une chance extraordinaire, bénéficient donc d’un son et lumiére hautement technologique avec lumiére stroboscopique et corne de brume électronique. Ici, 4 Bonilla, il n'y a rien de tout cela. Par contre, on voit se succéder une série de pitons rocheux hérissés de quelques résineux, quelques-uns de guingois et, tous, surpris de s’étre laissés emporter en mer. Dans le ciel bleu, ces buttes et leur chevelure hirsute passent pour des bonsais japonais en silhouette chinoise. Grace a elles, on remarque enfin qu’on n'est pas loin de |’Asie ; il n'y a plus que le Pacifique a traverser. En face de nous, dans une trouée entre la forét et l'un de ces promontoires, on apergoit au loin, tout minuscule et a flanc de coteau, le phare blanc a toit rouge de Carmanah. A suivre dans le prochain Moustique ! Jean-Jacques Lefebvre