Le Moustique!... Pacifique | Volume7 - 3¢ Edition ISSN 1704-9970 Mars 2004 Nouvelle inédite | Pernelle Sévy Que vaut la vie d'une pibale? Chacun connait la vie aventureuse des saumons, leur migration, leur lutte pour remonter des courants difficiles afin de déposer leur semence au lieu de leur origine. Mais que sait-on de la vie des anguilles? Lorsque j'étais enfant passait de temps a autre dans le village une marchand ambulant qui criait a plein gosier dans les rues: "Les pibales! Les pibales!" Ma mére prenait un seau en fer-blanc et se précipitait vers le camion ou, sur la plate-forme, s'empilaient des caisses. Elle achetait une livre de pibales qui grouillaient au fond du seau, elle les lavait, les relavait a la pompe de la cour dans de multiples bains pour éliminer la bave et nous les mangions en friture. Quel régal! A présent jhesiterais a acheter des pibales si j'en voyais par hasard sur un étal du marché car elles valent, m’a-t-on dit, jusqu'a 300 euros le kilo ce qui n'est pas dans mes moyens. Les pibales , vous le savez, sont des alevins d'anguilles. Chaque année elles partent de la mer des Sargasses, en masse plus ou moins gélatineuse, et traversent I'Atlantique, portées par le Gulf Stream . Elles ressemblent a de minuscules spaghettis transparents et argentés de six a huit centimétres de long mais cette apparente fragilité ne les arréte pas et elles viennent poursuivre leur croissance sur les cétes frangaises et espagnoles, de la Loire au Pays Basque, et notamment dans l'estuaire de la Seudre ot déja sont hébergés des hétes fameux : les huitres vertes de Marennes. Les pibales vont grossir et s'allonger si on leur accorde vie et deviendront anguilles au bout d'au moins cinq ans. Elles quitteront alors les eaux douces des riviéres et migreront vers la haute-mer. C'est la, et seulement la qu'elles vont se reproduire. Puis elles traverseront de nouveau tout l'océan en sens inverse afin de pondre leurs larves prés des Antilles. Beaucoup mourront en route, ayant servi de pature aux gros poissons, mais il en restera suffisamment pour que, a la saison suivante, les pibales reprennent le flambeau de cette course olympique. En arrivant prés des cotes et dans les embouchures des riviéres, les pibales restent pendant la journée piquées dans la vase, inaccessibles et protégées. Elles attendent la nuit et la marée montante pour sortir de leurs cachettes et voguer dans les courants. C'est alors que leurs ennuis commencent. Car, la nuit, les pécheurs partent les traquer avec de longs filets, les “chaussettes", fixés aux bateaux. On a estimé, en 1999 par exemple, qu'entre la Loire et la frontiére espagnole, 133 tonnes de pibales ont été prises, dont 21 tonnes dans l'estuaire de la Seudre. Aujourd'hui, l'anguille ayant été déclarée une espéce en danger a la Commission européenne de Bruxelles, il est probable que la péche des alevins arrivera a étre reglementée. Qui achéte les pibales? Avec qui les pécheurs de I'ile d'Oleron, de Marennes, de La Tremblade, de Saint-Jean de Luz font-ils donc ce commerce lucratif qui, si l'on en croit les dires, peut apporter une fortune rapide? Avec les Chinois qui, eux, revendent aux Japonais. Je me demande ce que cotite une friture de pibales dans un restaurant de Tokio. . . L'addition doit sans doute étre lourde! Mais si vous avez la chance de connaitre un pécheur de pibales désintéresseé, mettez un peu d'huile dans la poéle, une gousse d'ail émincée, faites frire les alevins, salez, poivrez, dégustez avec un vin blanc sec. Délicieux! C'est du moins le souvenir que jen ai gardé.