10_ Le Soleil de Colombie, vendredi 4 avril 1980 ‘Une nouvelle chance historique pour la coopération (Résumé de la conférence de Jacques Grand’Maison, lors du congrés annuel du Conseil canadien de la coopération a Vancouver, le 30 juin 1979. . La coopération a été, au Canada frangais, le fourre- tout de légitimations ambigués qui mettaient trop sou- vent en veilleuse les exigences internes a une telle ex- périence. On y a tour a tour concu le mouvement coopératif comme le bras économique du salut national (L. Groulx), la fagon de mettre de l’esprit chrétien dans les affaires (L. Beauregard), une lutte contre un systeme capitaliste oi l’homme est un loup pour homme (G. Filion), un reméde pour détourner les nétres des tentations du socialisme (C. Vaillancourt), et, plus récemment, comme un nouvel ordre autogestion-, _ naire, écologique et de technologie douce. Je sais donc le danger de noyer les apres taches con- crétes du chantier coopératif dans de vagues et abstraites considérations idéologiques, telle cette discussion récente sur les mérites respectifs d’un libéralisme social ou d’un socialisme libéral. Je me méfie de toutes les puretés, y compris cette vertu automatique qu’on se donne souvent dans le mouvement coopératif: Nous, on n’est pas comme ces vils capita- listes individualistes, ces bureaucrates du secteur public, ces politicieris ratoureux, ces intellectuels duniversité. On est du peuple, avec le peuple, pour le peuple. Imaginez! Quatre Québécois francophones sur cing sont nos membres. Onze milliards d’actif. Deux mille cinq cents caisses populaires. Une foule de ser- vices bien programmeés, informatisés. Une performance extraordinaire qui devrait inspirer nos compatriotes de l’Acadie, de l’Ontario, de l’Ouest. Assis sur ces lauriers, on pourrait oublier que la motivation coopérative est a recommencer a chaque gé- nération, que la politique coopérative est quasi anti- naturelle dans un contexte capitaliste, que d’énormes défis nouveaux ne seront pas assumés nécessairement par une expérience éprouvée du passé, que l’on tardea déboucher sur une dynamique industrielle pertinente et efficace, par dela nos coopératives de sécurité qui ris- quent de renforcer nos attitudes sécuritaires, défen- sives. Enfin, on ne saurait ignorer que les travers bureaucratiques, la comitose, la politicaillerie, le nom- brilisme a la mode, l’érosion de la responsabilité institu- gas font désormais partie du pays de la coopéra- ion. Encore ici, la prétendue virginité du mouvement coopératif peut aveugler, et surtout mal préparer ses membres a affronter ces requétes de dépassement que je viens d’évoquer. A cela s’ajoute l’illusion tenace, malgré la récession économique, de maintenir telle quelle la prospérité facile des derniéres décennies. Pourtant, nous vivons des moments difficiles qui ex- igent un maximum de qualité humaine, de maturité politique, d’intelligence et de patience, d’audace sociale, d’investissements a long terme, d’efficacité économi- que. Sommes-nous préts? N’est-il pas vrai que, dans nos milieux francophones, la tache proprement économique est souvent noyée, repoussée, renvoyée aux calendes grecques? . Tl est plus que temps de mieux |’intégrer a notre nouvelle créativité culturelle, a nos luttes politiques, a nos pratiques quotidiennes. On peut ergoter longtemps sur léducation, la conscience sociale, les options politi- ques ou idéologiques, sans vérifier leur correspondance avec le pays réel. Ce n’est pas le cas de la pratique économique: ici, on se casse vite la gueule si on ne respecte pas les dures exigences d’un calcul serré, d’une organisation efficace, d’un esprit de décision vif et judicieux, bref d’une solide prise sur le réel. Dans le passé, on n’a pas assez tenu ce langage dans nos milieux francophones, dans nos écoles, dans nos familles, dans nos divers groupes idéologiques. Il faut renverser la vapeur et interpeller notre style de vie, notre comportement politique, notre type d’école a par- tir de l’expérience économique. Qu’il s’agisse de la vie interne du mouvement ou de sa responsabilité sociale et politique, il est temps d’affirmer d’abord avec courage, lucidité et réalisme les vrais problémes et les respon- sabilités proprement économiques. Voila un apport urgent du mouvement coopératif dans le tournant ac- tuel, particuliérement dans les milieux francophones. Voyons les choses bien en face. . . Ce qui a attiré davantage l’attention chez nous récemment, ce sont des chansons. Comme disait un malin, aprés avoir vu surtout des chorales en faisant le tour des communautés francophones du Canada: “Un peuple fait ses chansons, mais des chansons ne font pas un peuple. ‘Pendant ce temps 1a, des immigrants sans le sou, isolés, en arrivent 4 des succés impressionnants; d’autres construisent une économie dont nous sommes de plus en plus les consommateurs, les locataires, les téléspectateurs, les exécutants, les votants, sans comp- ter les joueurs de loterie. Une petite nation comme la notre n’ira pas loin si les siens ne jouent pas a fond la carte de |’excellence, du travail, s’ils ne se donnent pas de plus solides bases économiques, s’ils boudent 1’en- seignement supérieur, s’ils entretiennent des attitudes anti-intellectuelles, anti-technologiques, _anti-écono- miques. Préoccupons-nous davantage de la qualité du mem- bership de nos coopératives, de nos performances, de notre attitude al’efficacité, de notre capacité a vivre des solidarités fortes et durables dans des chantiers valables et féconds. La solidarité pour construire un train est autrement plus exigeante que la solidarité pour le faire dérailler, ou pour revendiquer une place dedans, ou pour y exercer un certain pouvoir de direction! S’il est vrai que le mouvement coopératif est notre meilleure expérience socio-économique, il faudra qu’il ne perde pas de vue précisément cette dimension pour interpeller nos communautés francophones face a ce tournant historique. Nous ne serons pas capables des lut- tes politiques nécessaires si nous avons peur d’investir de notre propre portefeuille dans des projets coopé- ratifs. Tout le contraire du raisonnement que plusieurs leaders de nos communautés tiennent habituellement, comme si Vaffirmation culturelle et politique créait automatiquement la motivation et la compétence en matiére économique. Bien sir, celle-ci dépend d’attitudes qui lui sont ouvertes. Il y a des terreaux, des mentalités, des orien- tations culturelles plus ou moins propices a la créativité industrielle technologique. Méme les esprits les plus capitalistes avouent les culs-de-sac d’un monde ad- ministratif et financier ignare des conséquences de la gigantesque révolution culturelle récente et des énormes bouleversements sociaux. ‘‘Si 1l’entreprise privée veut survivre, a dit le président de la Bank of America, elle ne doit pas attendre 4 demain pour se préoccuper de problémes autres que ceux qui la concer- nent directement. Le point de vue du néo-capitalisme se défend a court terme, mais pas a moyen terme. Per- sonne ne peut s’attendre a faire des bénéfices si le tissu de la vie sociale est mis en lambeaux’’. Cet aveu porte en creux, comme malgré lui, une sorte d’appel a de nou- velles démarches capables de conjuguer le réalisme économique, l’audace technologique, la révolution culturelle et spirituelle des derniers temps et la quéte de communauté, sinon d’étoffes sociales moins éphéméres et plus pertinentes. S’il veut non seulement une plus forte percée dans l’avenir, mais aussi une influence importante pour le construire, le mouvement coopératif devra saisir cette chance historique. En effet, il est une de ces expériences actuelles qui portent a la fois une économie, une com- munauté, une politique et une mystique. N’ayons pas peur de bien pointer cet énorme défi de nouvelles syn-- théses sociales pertinentes, cohérentes, efficaces. A preuve, 1’évolution de l’expérience et du travail dans les derniers temps. Notons d’abord le fait brutal que les crises collectives passent surtout pour les con- flits de travail. Voyez les impasses des redéfinitions unilatérales ou exclusives tantét de management, tantot du syndicalisme, tantét du code du travail, tantot de la qualité de vie au travail: autant de réponses sectorielles a une expérience humaine qui, dans la révolution cultu- relle présente, se veut globale, multidimensionnelle. On veut un travail signifiant, a tous les plans:-psychologi- que, social, culturel, économique et politique. I] en va de méme en éducation, comme pour toutes les autres acti- vités humaines de base. Or, on n’a ni pédagogie sociale, ni stratégie économique, ni modeéle politique pour ren- contrer ce besoin de notvelles synthéses d’expérience humaine. Je fais le pari que le mouvement coopératif a plusieurs longueurs d’avance en ce domaine clé pour l’avenir. Il a l’avantage de se situer sur un terrain socio- économique, ce qui est extrémement important dans les milieux francophones, comme nous l’avons vu. Et pour les minorités, une telle perspective de nouvelle synthése sociale est encore plus impérative. Un groupe minori- taire ou il y a les ‘“‘culturels” d’un bord, les “‘sociaux”’ de l’autre, les ‘‘politiques”’ en avant, les ‘“économiques”’ de cété, les ‘‘psychologiques” a la marge, un tel groupe ne peut prendre le tournant actuel. L’enjeu, qui dépasse les minorités, est a l’échelle de toutes les sociétés occidentales. La société ne sait plus ce qui peut la tenir ensemble; elle ne sait plus les cohé- sions de base; elle est empétrée dans une lourde machi- nerie sociale, compliquée a souhait, ot les citoyens ne se retrouvent plus. Alors ils se replient sur le terrain privé, individuel, la ou ils croient pouvoir trouver la seule cohérence possible. Mais la déception vient vite, parce que nul ne vit sur une ile 4 la Robinson Crusoé. D’ou l’importance actuelle d’initier des chantiers ou se recomposent les expériences de base, les diverses dimensions de la vie (travail, éducation, et rapports fon- damentaux; motivations individuelles fortes, et projets collectifs signifiants et encourageants), de se donner ensemble une compétence commune autour d’un projet collectif intéressant, sans pour cela disqualifier les com- pétences particuliéres. Le mouvement coopératif est assez bien équipé pour offrir un lieu assez large de con- certation, d’intercoopération, de conjugaison de ces dynamismes qui montent de la vie actuelle. Sans cela, on ergotera encore longtemps et vaine- ment sur la spécificité, l’originalité de notre culture, de nos aspirations politiques, si quelque part il n’y a pas de terrains concrets ou nous vivons ensemble toutes les dimensions de la vie, y compris cette fois l’expérience économique trop longtemps ignorée ou tenue a la marge de notre réseau social, éducatif et méme politique d’institutions. Il est temps de songer a des stratégies qualitatives limitées, progressives, mais assez larges pour con- stituer des expériences pilotes de chantiers mobilisa- teurs des jeunes, des divers leaderships des forces insti- tutionnelles, de tous les dynamismes partout ou ils se trouvent. Sur ce vaste continent unilingue, uniculturel, regroupé autour de centres d’achat insignifiants et d’un spectacle télévisé générateur d’une passivité peut-étre inédite dans histoire, des minorités comme les nétres risquent de s’enfoncer dans une indifférence plus destructrice que celle des classes moyennes de la ma- jorité. Notre défi a nous n’est donc pas exclusif. \ Un avenir difficile mais passionnant nous convie a revaloriser a la fois les taches les plus matérielles du pain et les taches les plus spirituelles d’une conscience qualitative, motivée, capable d’aller au bout de ses con- victions et de ses entreprises; en un mot, a étre un peu- ple entreprenant, et non une société de revendicateurs. Pour ce souffle, le mouvement coopératif a un réle important a jouer. II n’est pas une panacée; il n’est pas la formule exclusive. Mais ce qu’il faut retenir ici, c’est que de son succés sur des terrains circonscrits, dépen- dent bien d’autres luttes et ouvrages collectifs. Voila une motivation forte qui pourrait inspirer le futur du mouvement coopératif, celle de savoir que réussir sur son propre terrain, qualitativement, malgré - ses limites, c’est ouvrir une piste d’avenir dans une société de plus en plus bloquée et chez des citoyens de plus en plus ‘‘pognés’’. Ceux-ci commencent a chercher. positivement d’autres voies, il faut les rejoindre sur ce terrain la. Rien ici d’un mécanisme stérile, mais plutét une percée pertinente, cohérente et efficace, une volonté farouche de mordre les fruits que nous aurons nous- - _ mémes cultivés, un acharnement tétu a batir de nou- velles solidarités plus fécondes, sans exclusive, partie prenante de cette force historique qui veut contrer les impérialismes actuels, 4 savoir des hommes, des com- munautés, des peuples capables de faire leur histoire, leur économie, leur politique. aay, & Ces textes sont commandités par le Secrétariat d'Etat - ) —