, % Ty 16 - Le Soleil de Colombie, vendredi 14 novembre 1986 Ss CHAMBRE. Noires et blanches, des photos épinglées sur les murs. Sur les quatre pans, les mémes yeux vides, les mé- mes visages inexpres- sifs. Des attitudes de vaincus. Bouffis par Talcool, rongés par la misére, vautrés dans les caisses de légumes pourris de Chinatown... les Indiens. Enroulée dans les draps défaits, sa chevelure noire se love dans les plis, se coule dans les om- bres. Elle dort sous la fenétre. La lueur de l’aube, filtrée par les rideaux, donne a sa joue un éclat laiteux comme celui d’une perle. Sur les carreaux, la pluie a laissé de longues trainées d'eau. Peu a peu les détails apparaissent. Son visage sort de l’ombre, comme un cliché qu’on plonge dans le révélateur. Son profil se détache de la pénombre: le nez fin, légérement busqué, le grand front bombé, la moue amére de la bouche... Le soleil éclabousse ce dimanche. Elle rentre chez elle, les bras chargés de paquets. Une ombre grandit sur le trottoir, comme un signe, pour l’avertir. Elle a a peine le temps de yoir le corps, suspendu un instant d’éternité entre ciel et terre. Elle voit les yeux fermés, les cheveux qui volent, le corps démantibulé de son frére, juste avant le bruit sourd, juste avant que la téte heurte le trottoir, avec le bruit mat, banal, d’un fruit trop mir tombé 4 terre. Elle voit la fleur de sang qui s’épanouit sur l’asphalte, le mince filet qui s’égoutte et coule vers la chaussée. Depuis, toutes les nuits, elle fait ce réve, toujours le méme. Depuis ce dimanche ensoleillé, le soleil lui donne la nausée. Elle ne sort plus qu’avec des verres fumés. Elle ne s’habille plus que de noir et de blanc; elle ne supporte plus les couleurs. Chaque nuit, elle fait ce réve... Il tombe sur le trottoir, la fleur de sang s’€panouit, et il se reléve tout de suite, avec un grand éclat de rire. Elle se réveille en sueur, bralante, glacée, elle jette les draps a terre, se roule en boule comme un petit animal et pleure en mordant son poing, avec des sanglots, des hoquets de petite fille qu’aucun jouet ne pourra jamais consoler. Alors, chaque matin, elle plonge ses mains sous l’eau glacée, s’€clabousse le visage, essuie ses yeux rougis. Assise en Café noir Par Elise Fontenaille tailleur sur le sol, elle boit un bol de café noir. fq... ENFILE ses escarpins noirs en chevreau glacé, se glisse dans un tailleur de laine blanche. Devant le miroir, elle met de l’ombre et de la lumiére sur son visage, elle fait glisser le peigne dans ses cheveux, lentement, Parfois, ses gestes s'interrompent brusque- ment. Alors elle hésite, puis elle continue, par habitude, parce qu'il faut bien. Chaque matin, elle rassemble ce que. chaque nuit brise davantage. Petite fille perdue, elle se métamorphose en cliché glacé de magazine de luxe. Elle n’est jamais dupe: elle veut que les autres le soient. A grandes enjambées, elle traverse la ville. Elle aime marcher longtemps, longtemps, sans penser a rien. Elle traverse Stanley Park. C’est a peine si elle sent le soleil d’automne sur sa peau, c’est a peine si elle entend le chuchotis des vagues sur les plages de sable. Elle, autre part. Elle remonte Robson Street, sans un regard pour les boutiques chics, sans croiser les yeux d’aucun passant . Elle longe les trottoirs de Gastown, ignorant les _vitrines criardes. Gingembre rose, bottes de choux verts et blancs, bocaux remplis d’hippocampes, -cornes de rinocéros séchés, canards laqués, cochons de lait plats comme des feuilles et entourés de guirlandes électriques: elle s’en moque, elle ne voit rien. Sans un regard, elle fend la foule affairée de Chinatown. Elle croise les vieilles dames minuscules, ridées comme des pommes, délicates comme de I'ivoire, elle évite les femmes, les bras chargés de légumes, entourées d’enfants aux yeux noirs fendus, aux pommettes ssaillantes. Elle ne voit personne. Sur Main, al’arrét de bus, une Indienne dans un fauteuil roulant, la téte penchée sur le cété, saisit brusquement la main de Vhomme qui la guide. Ils ont un dialogue étrange, violent et passionné. La femme sert la main de l’homme, plus fort, et lui murmure: “Please, please...” = Ee en passant a cété d’eux, semble sortir de sa torpeur. Elle s’engage dans une back-alley, sale et sordide, prés d’un parking. La, d’autres Indiens aux yeux vides, en jeans jaunis par la crasse, une bouteille 4 la main, sont assis, serrés les uns contre les autres. Elle avance vers eux, ils la reconnaissent tout de suite, ils lui font un peu de place. Elle ne s’assied pas. S’adosse contre le mur humide et gris, son tailleur vibre dans la lumiére, ses escarpins vernis s enfoncent dans la boue. Elle ferme les yeux, elle reste 14, la belle Indienne perdue, tout le jour elle reste 1a, dans la back-alley. La nuit. Poubelles, Indiens endormis, murs lépreux, les contours _s’estom- pent. Son visage, dans la pénombre, se trans- forme _ insensible- ment. Ses yeux s’ani- ment, s 'agrandis- sent, ses paupiéres frémissent. D’un mouvement __ brus- que, elle s'est déta-. chée du mur. Elle a disparu dans l’em- brasure sombre dune porte. Elle avance dans un dédale de corridors obscurs. Lumiéres, bruits, cris et rires... Dans une salle éclairée au néon, des Chinoises trés jeunes et trés maquillées servent a boire 4 des hommes en bras de chemise, les yeux rouges et le front moite. Elle ignore leurs regards lourds de convoitise, évite leurs mains molles qui se tendent. Elle pousse une porte. L’air est lourd des fumées de l’opium. Des hommes autour d’une table brandissent des cartes quils jettent avec rage sur la toile cirée. Les billets froissés s’amoncellent, _ puis disparaissent entre les mains du plus chanceux ou du plus habile. Elle se faufile entre les tables bruyantes. i U FOND de la piéce, elle souléve une tenture, pousse une: porte.. Quelques hommes sont assis. A peine une poignée. Tous trés pales autour de la table presque nue. Chacun des joueurs tire de sa poche des billets qu'il fait craquer entre ses doigts, trés vite, avant de les rajouter a la pile qui grandit. _Une ombre noire se détache sur le bois clair. Le revolver. Le silence se fait autour d’elle. Sans hésiter, elle noue le bandeau blanc sur son front. Sans hésiter, elle s‘empare du revolver et, d’un geste précis, rapide, elle fait tourner le barillet. Elle sait qu'il n’y a qu'une seule balle. Et depuis un an, cette balle n’est jamais pour elle. Elle réve... La fleur de sang s’€panouit, son frére se reléve en riant et la prend dans ses bras. Réveille-toi, petite soeur. Réveille-toi...