Le Soleil de Colombie, vendredt 8 avril 1988 -11 Voyages Par Jean-Claude Boyer Abhayadhama (centre pour jeunes indigents), prés de Bangalore, dans le sud de I’Inde. Cest aujourd’hui le 25 mars 1985. Aprés le petit déjeuner, je plonge mon gilet de laine dans un grand seau d’eau froide savon- neuse. (Ce gilet me sert, en voyage, 4 la fois d’oreiller, de couverture et de coussin, en plus de me réchauffer et de couper le vent.) Je le brasse vigoureuse- ment pour le tordre ensuite, avec rage presque. Un garcon du centre m/observe, amusé. I] s offre 4 poursuivre lui-méme ma petite lessive. A mon tour de l’observer. Le gilet redevient vite resplendissant, comme _ par magie. Je retourne 4 ma chambre pour fuir le soleil implacable et entreprendre, tout en me reposant, la lecture du volumi- neux journal de voyage du frére Brian Melanson, un _ ancien compagnon d’étude et confrére en religion, missionnaire en Inde depuis l’année derniére. Ce journal relate le quotidien de mon ami au cours de quelques mois passés en Inde et au Bangladesh en 1982. Amateur de propos enjoués, Brian accentue les aspects religieux de son récit sans toutefois se prendre au sérieux, alliant avec bonheur traits d’humour et vues pénétran- tes. Chaque page est vivante, cinématographique, remplie d'‘imprévus. Ce texte me fait revivre aisément mille et un incidents survenus au cours de mes deux premiers mois en Inde. (Plusieurs anecdotes savoureuses Récit d’un tour du monde En piéces détachées me reviendront a la mémoire pendant mon séjour au Bangla- desh.) Voici, avec la permission de Brian, deux extraits palpitants de la premiére moitié de ce journal lue ce matin. La premiére scéne se passe au Bangladesh, le 14 juillet 1982. «De Barisal a Gournadi, Vautobus doit s’arréter 4 deux reprises et les passagers doivent descendre puisqu’il faut franchir deux riviéres par traversier. Je me suis amusé 4 observer un jeune musulman trés pieux, habillé avec une toque blanche, un long manteau blanc et un lunghi également blanc, la _ barbe quelque peu hirsute et le regard vaguement coranique (toutes les interprétations sont permises ici). Avec beaucoup d'imagina- tion, il s’était placé bien en vue afin de faire sa priére de 14h00; il sinstalle seul (avec le tapis réglementaire) sur le petit toit qui couvrait la cabine des moteurs. Tous pouvaient appré- cier ce spectacle 4 leur guise puisqu’il était devenu impossible de ne pas voir le jeune homme a “un moment ou l’autre du trajet. Il y avait pourtant bien d’autres endroits disponibles mais celui-ci avait l’avantage d’étre plus proche d’Allah... et des yeux des spectateurs. «Ce jeune m’as-tu-vu commence son Allah-hu-akhbar avec grande dévotion, prostrations et incanta- tions comprises, quand soudain, le traversier se mit 4 zigzaguer a gauche et a droite pour éviter les récifs possibles et pour obéir aux meilleurs courants. La Mecque se mit donc a changer de place et a dériver dangereusement hors de «langle de priére» du jeune dévét. Avec courage et ténacité, notre jeune musulman change donc son tapis de place ainsi que sa position de priére pour s’'aligner avec plus d’orthodoxie sur le rocher de la Ka’ba, vertu oblige. Il faut avouer que notre héros avait bien le compas dans l’oeil. Les changements se font si nombreux que le dialogue avec Allah devient quelque peu saccadé. Cette priére devient donc une sorte de hoquet dont l'interruption s’effectue 4 chaque changement d’angle. «Les derniers murmures et les ultimes prostrations prennent fin alors que le traversier accoste. Cependant, il reste encore quelques rites supplémentaires a accomplir et le vire-voltage continue puisque le vaisseau a de la difficulté 4 réussir son accostage et le capitaine doit se reprendre a deux ou _ trois reprises. Raison supplémentaire pour prolonger de quelques minutes la danse coranique du tapis divaguant. «Les maitres de spiritualité aiment classifier les diverses formes de priére. I] existe la priére du coeur, la _priére contemplative, la priére orale, la priére liturgique, et j’en passe. Il serait utile, a la lumiére de lexpérience fondamentale de notre jeune orant, d’ajouter une catégorie jusqu’alors inconnue: la ’shifting prayer’!» L’autre scéne a été «tournée» dans le sud de I’Inde un mois plus tard, le 14 aoait 1982. «Le train de nuit qui me raméne a Salem regorge de gens de toutes les classes de la société. Dans le wagon ou je me trouve, il y a deux jeunes femmes hindoues, un jeune monsieur ainsi qu'un musulman reconnaissable 4 sa toque blanche, son épouse et leurs deux jeunes enfants. Comme moi, chacun des cing autres adultes occuperont l’une des six banquettes en métal ou nous nous allongeons pour tenter, malgré les mouvements du train, d’arracher a la nuit déja courte, quelques heures d’un sommeil incertain. Six banquet- tes confortables ot quelques puces avaient déja élu domicile au grand dam d’un jeune Tamilien en face de moi. «La maman musulmane égrenne son chapelet ot elle invoque, en arabe je suppose, les cent noms de Dieu. Elle doit peser cent kilos! Son mari aussi. Les bouchers font donc des profits avec cette famille en croissance constante! Vers minuit, les passagers, les uns aprés les autres, se couchent et déja l’on peut entendre a travers le cliquetis des wagons, de doux ronflements qui ne manqueront pas de s'affermir et de sorchestrer tant bien que mal. Je me couche sur la banquette du 3e étage, 4 gauche. A droite, sur la lére banquette, le pére musul- man avec ses deux fils; au-dessus de lui, son épouse aux contours arrondis. «Peu de temps aprés minuit, je m’endors. J’ai le sommeil léger mais la fatigue me tient endormi. Normalement, je ne devrais pas me réveiller avant l’arrivée a Salem, vers 6h00. Soudain; vers $h00, jentends un cri de cantatrice a la Bianca Castafiore accompagné d’un grand bruit sourd. Je me _ penche pour déchiffrer le mystérieux événe- ment. Pas de vol, encore moins de viol. C’était tout simplement la plantureuse maman musulmane que la banquette n’avait pu supporter, qui s’était vue projetée sur son mari sans avertissement. Les laniéres s’étaient rompues. Aprés quelques instants, le tout est rentré dans l’ordre. Le mari se rendort avec ses enfants. Son épouse disparait du wagon, victime de cette malencontreuse circonstance et du Coran lui-méme qui consacre religieuse- ment son inégalité au profit du sexe favorisé par Allah depuis les siécles immémoriaux.» Quelques heures aprés cette longue lecture, André, un autre routard québécois, et moi-méme organisons pour une quarantaine d’enfants quatre jeux de compéti- tion, dont «le combat de poules» (sur une seule jambe) et