coudre l’écorce de bouleau et de la gomme de résineux pour rendre les coutures étanches. Les grands canots de marchan- dise (canots de maitre) qui s’élangaient de Lachine avaient trente-six ou qua- rante pieds de long et cinq de large. Ils étaient manoeuvrés par une douzainc d’hommes et pouvaient transporter jusqu’a soixante-dix ballots de quatre- vingt-dix livres chacun. Les «canots du Nord», plus petits, n’avaient que vingt-quatre pieds de long et a peine plus de quatre pieds de large. Ils n’étaient barrés que par six hommes d’équipage mais pouvaient néanmoins transporter une tonne et demie de marchandises. En dépit de leurs capa- cités étonnantes, les embarcations étaient si fragiles que les hommes n’osaient guére changer de place et, au cours des débarquements, il fallait qu’ils évitent soigneusement de s’échouer. Au moment opportun, |’équi- page sautait dans l’eau peu profonde pour guider délicatement |’embarca- tion le long de la berge. (Ces canots se renversaient avec une facilité décon- certante. Hugh Mackay Ross, un né- gociant de la C.B.H. qui essaya d’en manocuvrer un, écrivit dans ses mémoires: «Il suffit de cligner des yeux pour faire basculer le canot.») La proue et la poupe de chaque esquif portaient l’embléme de la Compagnie (ses initiales en lettres d’or sur le battant du pavillon rouge), un cheval cabré ou une téte d’Indien ornée de peinture de guerre, mais c’étaient les pagaies qui étaient de vrais objets dart. Fabriquées en cédre rouge, elles pouvaient avoir jusqu’a neuf pieds de long, selon l’endroit ot était assis le canoteur. Elles peintes en bleu ou en vert vif et ornées de motifs rouges et noirs. La cadence de nage, quarante- cing coups de pagaic a la minute, per- mettait 4 un canot d’atteindre une vi- tesse de six nocuds. Cependant, les équipages des canots rapides allaient jusqu’au rythme surhumain de soixante coups de pagaie a la minute. Le seul autre moyen d’accroitre la vitesse consistait 4 hisser la voile par vent debout. La voile, soit la bache utilisée ordinairement pour recouvrir la car- gaison, était fixée a un mat improvisé fait de branches élaguées, ligotécs aux bancs de nage et au plat bord. Ce gréement de fortune n’était que rare- ment utilisé. Toutefois, lorsque le vent soufflait dans la bonne direction et que le pilote accomplissait correctement son travail, les canots ainsi ailés pou- vaient glisser sur l’onde a la vitesse exaltante de huit nocuds. Chaque printemps, les voya- geurs se rasscmblaient au Vieux Mar- ché de Montréal pour quclques jours qu’ils passaient a boire, a se chamailler et a se détentre avant d’cmprunter Ic chemin de neuf milles qui permettait d’éviter les rapides de Lachine et qui menait a la zone des principaux entre- pots de la C.N.- O., point de départ de la longue odyssée vers 1’Oucst. Les bois et prairies des envi- rons n’avaient pas encore retrouvé leur feuillage que les préparations frénéti- ques du grand départ commencaient. «Nulle caravane de chamcaux ne tra- versa |’Anatolie aussi sirement et aussi rapidement que les escadres de canots au cours des temps héroiques de la traite canadienne des fourrures, écri- vit Leslie F.Hannon dans unc bréve étude sur cette époque. Nulle diligence européenne n’eiit survécu a un mille de cet itinéraire. Pas de route mais des rochers, des rapides et de l’eau vive tout au long du chemin. Pourtant, les peries de cargaison ne dépassaient guére 0,5 p. 100 par voyage.» Les bourgeois exhibaicnt céré- monicusement leur tenue de/brousse: manchettes de dentelle et pistolet a crosse de laiton passé dans la ceinture, a la mode des bandits de grand che- min. Ils offraient de somptucux pique- niques d’adieu a leurs courtisans, cette coterie formée d’associés secondai- res, de commis, de subalternes pous- siéreux aux petites vics mesquines, et de dames, toujours présentes, qui for- mait leur univers montréalais. Les hommes de la C.N.- O. sentaient qu’une étape de leur vie allait commencer tandis qu’inspirés par la solennité de l’instant, ils portaient des toasts a la maniére gaélique: «A nous, la Haute Kanadushka!», jurant d’ouvrir a la traite Vol. 4 no 2 LE COURRIER DE LA SOCIETE D'HISTOIRE, Juillet 1991 un continent peuplé d’on ne savait quelles richesses. Tout en grignotant du fromage piquant et en se gavant d’esturgeon fumé, de steacks de venaison ct d’ours arrosés des meilleurs bordeaux ou de madére, les bourgeois supervisaient le chargement des canots, s’assurant que les ballots de proue étaient correcte- ment installés avant que le reste de la cargaison fit délicatement posé sur les fragiles lattes de cédre qui for- maient le fond du canot. Un fois les embarcations pleines, Ie plat-bord ne dépassant le niveau de l’eau que de six pouces, on hissait en proue le pavillon de la Compagnie et les barreurs piaf- faient d’impatience en attendant que l’escadre fit préte. Juste avant Ic der- nier signal du départ, un grand silence enveloppait la foule rassemblée. Les milieux courbaient I’échine, préts 4 plonger leur pagaie dans 1’eau, les bourgeois Otaient leur chapeau de castor et saluaient les amis restés a terre, les amants échangeaient un dernier re- gard. Enfin le premier guide, élevant unc barre de timonier au-dessus de sa téic, abaissait soudain les bras en s’écriant: «Avant!» Chaque pagaie fendait l’eau, comme elle allait la fendre un nombre incalculable de fois tandis que les canots parcourraient une dis- tance égale a la largeur de I’ Atlanti- que. Cen’est pas demain qu’ ils retrou- veraient ce havre accucillant. Les escadres en formation rangée sc sui- vaient 4 deux longucurs de canot; la bonne humeur régnait parmi les voya- geurs qui s’éloignaient dans une nuée de rires et de cris joyeux. Tiré du livre de Peter C. Newman LES CONQUERANTS' DES GRANDS ESPACES Edition de L_ HOMME