On prétend l’observer plus fréquemment a l'auberge de James Bay ou elle dérange bruyamment la vaisselle. J'aurais préféré apprendre qu'elle y repeignait les murs de couleurs vives. Comme a mon habitude, je suis rentrée chez moi en passant devant la Villa des lilas. J’emprunte de plus en plus souvent ce chemin délicieuse- ment mélancolique tout en m’obligeant a un détour. Cette fois, un large panneau aux couleurs agressives en déparait l'ensemble. La propriété était A vendre. Par une de ces impulsions joyeuses et irrépressibles que seule l'innocente enfance peut engendrer et que mon age n’innocente plus, j'ai commis la pire des folies. Prétextant avoir ainsi l'occasion de découvrir les secrets intérieurs de cette demeure, je me suis laissée al- ler a la visiter. La, trés vite, je me suis décidée a l’'acheter. L'idée nen était déja pas du tout raisonnable. Cependant, méme apres en avoir fouillé tous les recoins, reconnu tous les inconforts, découvert tous les désavantages, j'ai n’ai pu résister. Comme seules les toutes vieilles de- meures peuvent l’étre, celle-ci était assez peu pratique, composée de pieces excessivement petites et incroyablement hautes, des encoignu- res a n’en pas finir, avec cependant un charme a étouffer les désappro- bations les plus rationnelles. Cette habitation déja m/attirait naturelle- ment et, a en découvrir son intimité, j’en suis tombée follement amou- reuse. Pour y emménager au plus vite, je me suis débarrassée de tous les meubles et objets n’y ayant pas trouvé leur place. J'ai gardé quel- ques piéces et bibelots sobres dont le style et la grace s'accordaient au mieux a cet intérieur. Je n’ai touché a rien qui ait pu affecter son carac- tere. Je me suis installée discrétement pour n’y rien projeter de moi- méme et, au contraire, m’imbiber de toute sa présence. J’y ai passe une semaine de bonheur intense. Souvent, assise dans le vieux fauteuil de cuir dont le haut dossier captait toute la lumiére tombant de la longue fenétre étroite, j’admirais les lilas, éclaboussés de soleil, poussant leurs cymes paniculées contre les carreaux de la croisée a petits bois. La clarté du jardin, filtrée avec parcimonie par cette joyeuse floraison, fai- sait vibrer l'aréte des vieux meubles graciles, semblant ainsi reprendre vie par ma seule présence. La communion des choses était si entiére, tellement physique, qu’il m’a semblé parfois sentir le bahut et le vieux vaisselier s’approcher comme pour se fondre en moi. Sensation mer- veilleuse et cependant suffisamment inquiétante pour créer ce frisson a fleur de peau que des esprits imaginatifs engendrent parfois a la plainte d’un vieux meuble dans une salle obscure. Jean Lebatty A suivre dans le prochain Moustique 10