AUX EDITIONS VICTOR-LEVY BEAULIEU: ee a L’>homme le plus fort par Ben WEIDER Chapitre Ill La famille Cyr s’exile Les filles commencérent a s'intéresser a lui. C’est qu’a quinze ans, il était plus grand et paraissait plus mfir que des gars de dix-huit ou vingt ans. Et puis, il était servi par sa réputation de force. I] avait en outre une autre qualité: il était d’une agilité stupéfiante. Quand il était immo- bile, il trompait son monde en paraissant gauche et emprunté; dés qu'il se mettait en mouve- ment, il était comme un paquet de muscles élastiques ou comme une balle en caoutchouc. Dépas- sé en force pure par Trudeau, le forgeron, toujours redoutable, ainsi que par denx ou trois costauds de la région, Noé- Cyprien leur damait le pion a tous lorsqu’il s’agissait. de sauter a pieds joints ou de danser. C’était le roi de Ja danse carrée, le boute-en-train de toutes les réunions de la jeunesse. Une seule ombre noire a cette vie: les difficultés matérielles de la famille. I.es enfants naissaient réguliérement atu ménage Cyr;, c’était chaque année une nouvel- le bouche a nourrir. Le pére ne boudait pas l’ouvrage. Noé-Cy- prien gagnait ce qu’il pouvait. Mais cela suffisait 4 peine, et quelquefois ne suffisait pas. Cet _ état de choses faisait. réfléchir le jeune garcon. KS C’est en cherchant un moyen, pour la famille, de se tirer d'affaires que 'idée germa dans la tte de Noé-Cyprien d'émigrer aux Etats-Unis. Lorsqu’il avait l'occasion de havarder avec Iré- née Gagnon, il amenait chaque fois la conversation sur la vie dans la Nouvelle-Angleterre. Ga- - gnon y était né, prés de Boston. ; ‘* contact éntre les Acadiens et. Il avait beau expliquer a son protégé qu’on était mieux dans le Québec, le futur Louis Cyr ne le croyait pas trop. Irénée n’é- tait-il pas l"homme riche de l’endroit? N’avait-il pas fait sa fortune chez nos voisins du sud? Gagnon avait mené une vie aventureuse et, comme il arrrive souvent avec les gens de son espéce, il avait l’esprit. vif et savait raconter. J] voyait Vinté- rét que ses récits éveillaient chez son jeune ami et cela le flattait. I] en rajoutait facile- ment, sen voulait un peu ensuite d’arranger la vérité. mais sa verve l’emportait de nouveau. La décision du jeune Cyr fut prise; il s'agissait maintenant de décider les parents. Ce ne fut pas une mince affaire. Tl lui fallut agir avec doigté. le personnage important 4 convaincre était la mere. Noé-Cyprien s’attendait a de la résistance. Tliy en eut finalement nfoins qu'il ne l'avait escompté. Madame Cyr ne le montra jamais ouvertement, mais elle vouait un véritable culte 4 son afné et était toute préte a accepter ses idées. Les difficultés de la vie matérielle pesérent beaucoup sur la déci- _ sion, et puis I’époque était 1 *. ge fut sans histoire Les Cyr — " prirent le train avec leurs en- - fants et leurs hagages: plusieurs ' familles amies, qui quittaient favorable a cette migration. La Nouvelle-Angleterre était peuplée d’un grand nombre de familles d'origine francaise. Le ceux qui étaient demeurés dans la Nouvelle-France s'était réta- bli. Les Cyr eux-mémes n’ étaient-ils pas les descendants d’anciens déportés revenus dans. la province de Quéhec? Un des centres d’attraction pour les Canadiens-Frangais ‘était I’Ftat du Massachusetts. La ville de Roston était en pleine croissance. Ses environs autant que sa banlieue on s’édifiaient des usines et des industries, attiraient la main d’oeuvre rura- le la plus défavorisée. Un des petits villages prés de Boston qui s'appelait Iowell exercait un attrait particulier. On le surnom- mait méme “I.e Petit Canada”. Une fois Madame Gyr convain- cue, la question fut soumise au conseil général] de la famille qui se réunit comme 4 I’accoutumée autour de la table, un dimanche aprés-midi. I.a discussion fut longue, mais surtout. pour met- tre au point les détails. Le principe lui-méme était acquis. Gagnon fit ce qu'il put pour faire avorter le projet. Mais c’était trop tard. Tl fit. bon coeur contre mauvaise fortune et vo- yant qu'il ne pourrait faire revenir la famille de son protégé sur sa décision, s’employa de son mieux pour leur faciliter le voyage et la future installation. Ses conseils devaient. étre pré- cieux. : _ La décision prise au prin- temps, le voyage devait se faire en été mais les choses trafhérent et c'est au coeur de |’automne que les Cyr se mirent en route pour leur nouvelle wie. On était en 1878. Peu de temps aprés, Noé-Cyprien fétait son quinzié- me et dernier anniversaire. En effet, A peine arrivé au lieu de destination, l’afné des. enfants Cyr décidait de changer de nom, avec l’approbation de sa famille. Pour les bouches anglo-saxon- nes, la prononciation de Noé- Cyprien posait des problémes insolubles. De nouvelles délibé- rations furent nécessaires pour le choix d’un autre prénom. Finalement on choisit. un prénom royal. Les derniers rois de France avaient été des Louis. “Mon fils est un roi de la force”, avait décrété Mme Cyr, “il doit s'appeler Louis”. C’était un pré- nom facile 4 prononcer dans — toutes les langues, l’argument était de poids, le prénom fut adopté et immédiatement mis en pratique. C’était la deuxiéme naissance de !’Hercule canadien; Louis Cyr l’immorte] allait com- mencer sa carriére. wea | Chapitre IV La vie a Lowell _ Grace aux conseils et a l'expé- rience d'Irénée Gagnon, le voya- Saint-Cyprien en méme temps qu’eux, grossissaient. encore la troupe. Le vieil Irénée accompagna les voyageurs jusqu’a Ja gare. Lors- qu'il fit ses adieux A Louis, tous deux ne purent cacher leur émotion. Ils s’étaient. habitués l'un a l'autre et se vouaient une affection dont ils venaient seule- ment de comprendre V’importan- ce. — Tu sais, petit, dit le vieil Irénée, tu peux revenir quand tu veux. Y aura toujours une place pour toi chez nous. : Louis Cyr ne devait jamais revoir son ami. Jrénée se blessa l’hiver suivant, refusa de se soigner 4 temps: Ja blessure s’envenima et il fut emporté par la gangréne. I.a nouvelle de sa mort affecta profondément notre ami qui la recut alors qu'il travaillait dans une usine textile. Ce n'est pas de gaieté de coeur que Louis Cyr -- désormais nous ne l’appellerons plus que par ce prénom -- entra a la fabrique. Il s'y décida aprés que son pére eut vainement tenté de s’installer 4 la campagne. Fn fait. on devait l'apprendre plus tard. Papa Cyr n’osait pas trop discuter avec sa femme, mais avait bien envie de devenir citadin. I] avait cherché du travail dans une ferme, mais mollement, comme A. contre coeur, Il fut content de s'embau- cher en ville. Le chef de la famille, casé, on s’occupa de l'installation de Louis. qui ne fut pas aussi facile qu’on l’espérait. Lowell était envahi par les Québecois qui y déharquaient presque chaque jour. La main d’oeuvre masculine adulte ne faisait pas défaut. Louis était a un Age difficile. Tl était grand mais n’avait que quinze ans. En ces temps-la, on commengait a travailler jeune, 12 ans souvent. Louis venait de Ja ferme, l’ap- prentissage a |’usine lui man- quait, et puis il ne parlait pas anglais. Il comprit tout cela alors qu'il allait d’une place Al’autre a la recherche d'un emploi. Tl eut la sagesse de ne pas s’obstiner, de ne pas se décourager non plus, mais de mettre le plus d’atouts possible dans son jeu. Les conseils d'Irénée.!'aidérent beau- coup. L’argent retiré de la vente des affaires avant le départ de Saint- Cyprien permit ila famille de © tenir trois mois. Louis les emplo- - ya a aider sa mére, mais surtout a apprendre l'anglais Son esprit vif et précoce, une oreille trés musicale et un don certain lui permirent de se débrouiller trés vite. Fn trois mois, i] comprenait tout et parlait presque. Quand il se senti sfir de lui de ce cété, i] entreprit sa premiére vraie démarche pour trouver du travail. Une fois de plus. c’est sa _~ force physique, plus encore que ‘ses autres: dans, qui devait Yaider. ea Il avait, entendu dire, par _ d'autres Canadiens transplantés, ~ que la grande usine textile de - Yendroit cherchait des apprentis pour le nettoyage et le colti- nage des piéces de tissu. On n’embauchait pas toutefois en dessous de vingt ans. non par principe, mais!parce qu’on avait besoin: de: gens forts et résis- tants. Le travail n’était, pas de Pa eS OE PEE niet 14 Ee t na * a ee ee Le Soleil de Colombie, Vendredi 2 Septembre 1977 11 A monde —6 tout repos, mais était. bien payé. C’était exactement ce qu'il fallait a Louis. Avant dese présenter, il en parla a ses parents. Aussitét le pére décida qu'il accompagnerait son fils pour le présenter. La mére approuva le projet. Louis était plutét contre, car il savait que son pére ne parlait pas la langue et qu'il arriverait lui-mé- me a bien mieux s’expliquer. Mais c’était un fils respectueux qui ne voulait ni contrarier, ni contredire ses parents. Le lendemain Jes deux Cyr se présentérent 4 l'usine Tl y avait effectivement une place a pren- dre. Mais les renseignements étaient exacts. On cherchait -quelqu’un de plus Agé que Louis. Le contremaitre ne lui jeta qu’un - coup d’oeil. On le sentait indis- posé a l’égard du jeune gars. Maman Cyr avait soigné sa pré- sentation; Iouis était irrépro- chable et portait des vétements qui auraient convenu 4 un gar- con d'une quinzaine d’années, mais qui sur son gros corps paraissaient un peu ridicules. Il était particvliérement. joufflu et un'peu envahi par la graisse. Juste avant de partir pour les Etats-Unis il avait attrapé sa premiére maladie, tne méchante fiévre typhoide qui l’avait tenu au lit plusieurs semaines. Il avait beaucoup maigri et. le docteur avait dit 4 sa mére qu'il devait faire attention. Ge n'était pas tombé dans Il’oreille d’un sourd et Maman Cyr s’était, arrangée pour entourer son préféré de soins redouhblés. 1] fut gavé, bichonné et on J’'empécha de courir par monts et par vaux. Il avait profité des mois d’inaction, imposés par le docteur, pour apprendre le violon. O’était l’ins-: trument a la mode et le grand spécialiste de Saint-Cyprien, Fir- min Lévesque, s’était. dépensé sans compter pour révéler les mystéres: de son art au jeune - colosse. Celvi-ci devait se mon- trer un éléve trés doué. Sa connaissance du violon fut un facteur décisif dans sa vie puis- ~ qu’elle lui permit, plus encore que ses robustes 4paules, de. conquérir l'amour de celle qui devait devenir plus tard sa femme. : Pour en revenir 4 son embau- che, quand i] se présenta au contremaitre de l’usine, il don- nait yraiment l'impression d’étre un énorme héhé rose. boudeur, joufflu et, ce qui aggravait l'ensemble, possesseur d'une chevelure blonde et houclée qui surprenait les plus blasés. —J’ai besoin de quelqu’un qui puisse travailler et travailler dur, grommela "homme. Qu’est- ce que je vais faire avec ce gros gamin a moitié endormi? Il va trainer d’un hout 4 l’autre de l'usine, incapahie de faire ce qu’il faut, cherchant un coin pour s’y cacher et dormir. Ironie du sort, c’est. Louis qui dut traduire ces paroles a son péere. Il le fit sans aucune géne d’ailleurs. Le pére de Louis explosa: —-Paresseux, mon fils! Lais- sez-le seulement essayer! Il vous fera l’ouvrage de deux hommes et deux fois plus vite... Le contremaftre parut ennu- yé. — Il peut pas faire l’affaire,; dit-il. J’ai besoin d'un homme fort, qui puisse aider 4 charger et a décharger les camions et a remuer les lourdes piéces de tissu. C'était 14 une imprudence de sa part, du moins s'il ne voulait pas embaucher le jeune gars. Se mettant en avant, Louis répon- dit directement: — Laissez-moi essaver. Je suis plus fort que je n’en ai lair peut-étre. _A SUIVRE Echec ala fatigue. Echec a la mala- die. Soyez actifs et découvrez une nouvelle vie. C'est facile, amu- sant, divertissant.