Par Jean-Claude Boyer

Tét l’aprés-midi du 30 novem-
bre 1984, A Beni-Oulif (a
plusieurs centaines de kilométres
d’Alger, és de la frontiére
mane Je voyage depuis 2

__jours avec linda, une Anglophone

- ~unilingue de Lindsay, Ontario.

“a

Le soleil saharien nous _ tape
dessus”. Foradji, notre héte et
guide depuis hier soir, vient nous
reconduire ‘Jd oi le pouce pogne
le mieux”. -

A peine le temps de déposer nos
sacs a dos ventrus et de montrer
nos pouces, un camion s’arréte.
Notre jeune ami  échange
quelques mots en algérien avec le
chauffeur, qui nous _parait
redoutable avec sa téte enturban-
née de bédouin et sa carrure
d’armoire a glace. Foradji nous
rassure: il connait un peu de
francais et d’anglais, son trajet est
celui que nous avons a parcourir,
et nous n’aurons pas a lui donner
de bakchich. Des adieux tout
chauds de reconnaissance et nous
voila en route vers une nouvelle
aventure.

Nous tentons d’abord de faire
connaissance, a la maniére d’un
jeu de devinettes pour enfants.
Puis notre samaritain nous offre,
avec des gestes €quarris de
bicheron, pommes, clémentines
et dattes. Pour lui plaire et ... par
souci d’hygiéne, nous optons
pour les clémentines. I] s’écrit
soudain, en apercevant un
peloton d’Algériennes voilées:
“La femme! La femme!” L’éten-

due de son francais se limite

pratiquement 4 ces mots qui
déclenchent aussitét un gros rire
démoniaque. Chaque fois que
nous verrons une ou plusieurs
musulmanes, le long de la route
ou méme au loin, sa réaction
restera la méme.

Du sable a perte de vue, un
chameau ici et 1a, des bergers
vigilants, des tentes regroupées
ou parfois isolées, une carcasse de
voiture, un campement militaire,
un poste d’essence. Nous arrétons
pour faire le plein. Tandis que
Linda se glisse derriére les
buissons, j’ose me dégourdir les
jambes a une certaine distance du
camion. Elle me le reproche, les
yeux pointés comme des revol-

“conduite” du

numéro de la plaque d’immatri-
culation ne l’apaise guére: il ne
faut pas jouer avec le feu; nos
sacs al’arriére du camion, c’est
une tentation trop grande pour
eux... Par ailleurs, elle m’avoue
ressentir une impression négative
de plus en plus marquée a l’égard
de son voisin de gauche.

Nous roulons a une vitesse
réguliére; personne ne nous
dépasse et nous ne rencontrons
que peu de véhicules. Linda
s'exprime surtout avec ses mains,
n’utilisant que quelques mots
anglais trés simples: elle semble
avoir le don de se faire
comprendre. Un berger nous fait
signe de la main quiil veut
allumer sa cigarette. De temps en
temps, apparaissent quelques
vestiges de la guerre (1954-
1962) , des habitations en pierres
trouées et abandonnées telles
quelles, semble-t-il. Je me sens
loin de mes Laurentides natales
et du site enchanteur de
Vancouver.

Peu a peu, comme par magie,
des collines, puis des montagnes.
Le chauffeur nous signifie sa faim
de Pantagruel avec 3-4 bonnes
claques sur le ventre avant de
nous arréter a une auberge sans
apparence. Souper au mouton
que notre Algérien enturbanné
paiera sans nous permettre de
protester. Le jeune propriétaire
me parle de son frére qui étudie
présentement les sciences mariti-
mes a Gaspé et qui lui a déja
confié que ‘le langage des

Québécois n'a rien de francais”.

Il fait maintenant ‘sombre.
Linda se retire un moment dans
lacour arriére. Le camionneur la
suit de prés. Je deviens perplexe.
Jy vais 4 mon tour, malgré la
trouille qui me gagne. Le couple
étrange m’attend déja dans le
camion. En repassant devant la
porte de l’auberge, le proprio
“m’approche” de nouveau pour
entendre une derniére fois mon

accent qu'il trouve “savoureux”. -

Je me “décroche” 4 grand-peine
pour monter rapidement prés de
Linda qui se meurt d’impatience.
Elle s'empresse de. me faire
comprendre 4 voix basse mais a
mots non couverts que la
chauffeur se

stop en Algérie

détériore, que ses “tatonne-
ments” peuvent faire craindre le
pire. Elle me supplie de la
distraire le plus possible et de la
maniére la plus amusante
possible. Je crains que certains
mots ou notre attitude ne lui
aient mis la puce a l’oreille et
n’aiguisent son agressivité.
Comment le faire parler de
choses qui l’intéressent ou le
distraire avec des jeux de mots ou
de-courtes histoires amusantes?
Autant vouloir changer un érable
en arabe! Je tente tout de méme
Vimpossible pour découvrir avec
un certain soulagement qu'il
comprend le frangais plus que je
ne le croyais. Par ailleurs, avec la
certitude que son anglais est plus
que rudimentaire, nous osons,
Linda et moi, nous parler de lui
presque librement. Soudain, il
sort de sa poche une liasse de
dinars, de quoi payer toutes nos
dépenses pour les 5 jours qui nous
restent en Algérie. Une sorte de
panique contenue s’empare de
Linda: “He wants to fill me up! I
knew it!” Nous refusons, il va sans
dire. Le musulman insiste de plus
belle, nous laissant croire qu'un
refus de notre part serait digne de
représailles. Nous évitons toute
€quivoque, advienne que pour-
ra: refus poli mais catégorique.
Sans méme y penser, je fais
semblant d’avoir un chat dans la
gorge, ce qui donne a Linda
l'idée de saisir son gros sac 4 main

"par terre, d’en sortir des pastilles

qu’elle nous offre, et de déposer le
dit sac sur la banquette entre elle
et lui.

Quels moyens trouver pour
empécher un bon samaritain
musulman de “tater” le cété
gauche de “la femme” sans jeter
d’huile sur le feu? Nous sommes
hantés par l’horrible histoire de
viol qu’il a réussi 4 nous raconter
cet aprés-midi. (En 2 mots: en
Algérie, le soir, on n’hésite pas,
parfois, 4 trancher la gorge d’un
homme pour s’enfuir avec: “la
femme” .) Et pour s’assurer qu’on
a bien compris son message, il a
méme sorti son couteau de poche
pour nous en faire miroiter la
lame (voir Camus, L’étranger,
scéne du meurtre) . Je ne me suis
jamais autant senti a la fois de
trop et indispensable. _

Evidemment, notre seule préoc-
cupation est d’éviter de mettre le
feu aux poudres et de nous enfuir
sains et saufs. Mais comment le
convaincre de nous faire descen-
dre a Saida, une ville importante
qui s’approche, alors qu'il insiste
pour que nous continuions le

trajet avec lui, 3-4 heures de plus?

Nous mettons a profit une.
prétendue “fatigue extréme”
accumulée depuis notre séjour
mouvementé au Maroc. Avec du
sang-froid, des allusions 4 sa
portée et méme un peu d’humour

(Linda va jusqu’a réutiliser a tort ~

et a travers le peu d’arabe qu'elle
connait), nous parvenons a le
faire s'arréter devant un grand
hétel de Saida.

Ma compagne ne descend du
siége que lorsque 1lAlgérien
s'appréte a me remettre les sacs,
du cété droit. Poignées de mains
furtives, larges sourires forcés,
remerciements 4 outrance. Le
camion s’éloigne dans l’obscurité.
Je renverse la téte, respire
profondément et m’émeus, com-
me toujours, devant la splendeur
immense du ciel étoilé.

Le Soleil de Colombie, vendredi 20 février 1987 - 15

La Fédération des Francophones
Hors Québec Inc.

1404-1, rue Nicholas, Ottawa (Ontario) KIN 7B6
Tél.: (613) 563-0311

La F.F.H.Q. s impliquera
dans les prochaines
négociations constitutionnelles

La Fédération des francophones hors Québec — F.F.H.Q. — a réservé cet
<Sper dans I'intention de rejoindre le plus de francophones possibles pour les
informer. ;

Le Québec est la seule province 4 ne pas avoir adhéré a
l'accord constitutionnel de novembre 1981 qui a mené au rapa-
trienient de la Constitution canadienne. Depuis ce temps, les
gouvernements québécois — Lévéque/Bourassa — cherchent
a normaliser le statut du Québec de facon ace que les Québécois
y trouvent des conditions favorables 4 leur développement.
Cette démarche suppose de la part du Québec un préalable
majeur: la reconnaissance d'un statut spécial pour le Québec.
Cette notion de spécificité est au coeur des revendications du
Québec, or, cette revendication pourrait avoir des répercussions
sur les communautés francophones a l'extérieur du Québec.

La F.F.H.Q. et ses membres ne remettent nullement en
cause le besoin du Québec de disposer d'un degré important de
spécificité. La question est plutdt de savoir comment le Québec
peut continuer a rechercher un avenir meilleur pour lui-méme,

tout en reconnaissant l'existence d'un fait francais dans les autres

provinces et territoires du Canada. L'idée, en l’occurence, est de
concilier la dualité linguistique canadienne a la spécificité du
Québec. Il faudra que dans chaque cas ot le Québec réclame un
pouvoir fondé sur sa spécificité, on s'assure que les intéréts des
francophones hors Québec ne seront pas affectés. II suffit d'ima-

' giner les provinces anglaises réclamer la méme autonomie que

celle du Québec, en matiére d'éducation par exemple, alors que
la plupart d'entre elles — sauf au Québec et au Nouveau-
Brunswick — violent a maints égards,.encore aujourd'hui. les
prescriptions de l'article 23 de la Charte garantissant l'instruciion
dans la langue de la minorité.

Les autres conditions que met le Québec a son adhésion
éventuelle a un accord constitutionnel sont: compétence accrue
en matiére d'immigration — limitation du pouvoir fédéral de
dépenser — droit de véto sur les amendements constitution-
nels a venir — participation a la nomination des juges a la Cour
supréme du Canada. La question de I‘immigration et dans une
certaine mesure celle des juges de la Cour supréme ne nous
posent pas nécessairement probléme, bien que la présence des

francophonesshors Québec a cette Cour contribuerait largement _

a modifier l'interprétation trés québécoise des droits linguisti-
ques au pays comme ce fut le cas dans l'affaire S.A.N.-B. le
premier mai dernier.

Parailleurs, deux exigences du Québec retiennent plus par-
ticuliérement notre attention. Le pouvoir fédéral de dépenser
sur lequel le Québec (et bien d'autres provinces) voudrait obte-
nir un contrdle. Cette participation fédérale nous concerne puis-
que la plupart des fonds alloués aux communautés francophones
hors Québec proviennent justement de l'exercice de ce pouvoir
de dépenser: éducation dans la langue de la minorité, préts-

bourses aux étudiants, développement économique par exem- _

ple. Quant au droit de véto, nous éprouvons une certaine crainte
puisqu il pourrait étre exercé contre une proposition qui favorise
les francophones hors Québec. Par exemple, une extension de
nos droits linguistiques ne devrait pas étre bloquée par un véto
du Québec qui ne voudrait pas accorder des droits supplémen-
taires a sa minorité anglophone.

En définitive, la dimension de la prochaine négociation
constitutionnelle déborde largement Ottawa et le Québec. Nous
devons nous assurer que ces gouvernements soient animés
d'une volonté de conjuguer leur contenu aux aspirations et
besoins des francophones hors Québec.

J