Le Moustique Volume5 - 10°édition ISSN 1496, Buacade, Cuavaait @ A présent, c’est dans la réserve de Whyac que nous pénétrons. Nous ne sommes plus loin du chenal de Nitinat, a un peu plus d’un kilometre de l’endroit ot le sentier s’ar- rétera pour nous, au moins pour cette fois. La fine bruine - de tout a l'heure s’est transformée en pluie battante, noyant complétement le paysage. Il n’y a plus rien a voir si ce ne sont les gouttes d’eau qui perlent au bord de mon capuchon et qui s’appliquent, avec ténacité, 4 ne tomber que sur mes lunettes, comme si je n’y voyais déja goutte. Malgré cela, le got du défi me reprend et je suis, maintenant, fermement décidé a revenir plus tard sur ce sentier pour tenter une nouvelle fois le diable. Non pas que, a la suite de cet entrainement d’une petite semaine, nous soyons devenus soudainement de grands athletes. Il est méme certain que si nous revenions l’année prochaine, nous aurions, d’ici la, reperdu la forme si difficilement gagnée au cours de cette expédition. II est cependant une chose, un élément au moins, que nous aurons appris : la chose est possible ! Ou plus précisément, la chose nous est possible. La peur de l’inconnu seule paralyse et fait échouer les formidables occasions de sortir de Pordinaire. Nous savons a présent a quoi nous en tenir. C’est que l'expérience est un atout considérable. Cependant, a la terrible équation de l'aventure, il reste encore une inconnue intolérable. Pourrais-je le refaire sans ma fille ? C’est une question nouvelle. Alors que, au cours de toutes ces années, j'avais été habitué 4 me demander si mes enfants pourraient faire telle ou telle chose sans moi, la situation semble s’étre retournée. Je ne suis pas non plus certain que ma femme me laisserait partir seul, méme avec une réserve énorme de chocolat. D’aucuns diraient que tout cela est parfaitement cohérent et décrit fort bien un processus de retour a l’enfance bien caractérisé. Je m’inscris en faux contre cette attitude : chacun sait que la jalousie, devant exploit fantastique, doit toujours chercher a s’ex- primer de la maniére la plus malveillante. Je suis décidé a ne considérer que ceux-la mémes qui écouteront la relation de nos aventures avec un certain respect, légérement matiné d’envie. A ceux-la, je dirai : — Oui, le sentier de la céte ouest, c'est possible ! C’est trés dur, cela demande du courage, la forme et d’autant plus de ténacité qu'il y a manque de condition physique, mais c'est faisable. Ma fille ajouterait : « Méme mon pére s’en est sorti, alors ! » Aura-t-elle la décence de se retenir et de ne pas ajouter : « Avec toute mon aide, bien entendu » ? Sur le sentier détrempé, dont la boue noire, gorgée d’eau, n’attend plus que quelques gouttes de pluie supplémentaires pour se transformer en un liquide fuligineux, je reconnais soudain, dans les innombrables foulées des passants, aux marques de chaussures de marche les plus sophistiquées, une impressionnante trace animale, parfaitement moulée. Aucun doute nest possible, c'est celle d’un félin. Aussi large que ma paume, la marque est énorme. Ce n’est certainement pas une empreinte laissée par un mignon minet, adopté par les Indiens. L’animal est un monstre qui n’a pas laissé de traces de griffes dans la terre. C’est donc bien un gros chat. Non pas un lynx, car les doigts sont trapus et, de plus, je ne pense pas qu’il y en ait sur I’ile de Vancouver. Un couguar, alors ? Un lion de montagne assez gros pour laisser des traces profondes et terriblement récentes. La pluie qui estompe les inégalités de la surface fangeuse n’a pas eu le temps d’altérer celle-ci. L'animal nous a précédés sur le sentier d’a peine quelques minutes. J’espére qu’on ne fera pas une seconde rencontre effrayante dans cette méme journée ; cela ferait tout de méme un peu 04 Octobre 2002 beaucoup, méme pour les grands aventuriers que nous sommes. En montrant l’empreinte a ma fille, je ne prononce pas le nom de Panimal. J’ai peur, comme on le croit volontiers en Afrique centrale que de clamer le nom de la béte suffit a la faire apparaitre. C’est toujours a voix basse qu’on parle a un Africain du léopard dont on a apercu la trace. Dans toute l'histoire des hommes, les félins sont a la fois le danger incommensurable et ?ennemi ennoblissant. Si un antique macho se met en téte de faire parler de lui, la premiére idée qui lui vient a l’esprit est de se faire un lion, et ce, avec toute la publicité possible a son époque. Gilgamesh, cet ancien roi de la sumérienne Uruk, passait son temps a en étouffer dans ses bras. Pas étonnant, avec ce genre de vie, plutdt risqué, qu’il se soit senti concerné par les problemes de l’au-dela. Pour conserver sa réputation, Hercule, un autre macho célébre, a dd se débarrasser d’un lion en Argolide. Méme Samson, bien qu’il ait eu l’air d’un hippie avec ses cheveux longs, n’a pas hésité a combattre un jeune lion les mains nues. En Perse également, les rois achéménides Darius et Xerxés n’arrétaient pas de se farcir du lion a tour de bras. A croire qu’ils n’avaient rien d’autre a faire. Personnellement, j’ai l'intention d’en finir avec ce sentier et ce, sans avoir nécessairement a gagner ma liberté au prix d’un combat héroique avec un lion des montagnes. Non pas que la notion d’« étoffe d’un héros » me soit totalement étrangére, mais je ne souhaite pas avoir de problémes avec les écologistes. De plus, je ne sais pas trop quelle attitude prendre face a un lion. Je demande a ma fille : — Tu te souviens de ce qu'il faut faire quand on rencontre un couguar ? — Non! Je sais ce qu’il faut faire pour un ours, mais, tu t'en souviens, on n’en a pas eu besoin. 7