DANSER AVEC LES ROBOTS R obert Saucier. A u t o s m art s, C entre 14 sept e m b r e 12 aderniere installation de Robert Saucier soulevait encore une fois une question fondamentale que Ton retrouve actuellement au centre des recherches en esthetique relationnelle telle que developpee par Nicolas Bourriaud, ou par Fred Forest en esthetique de la communication. C'est aussi une question centrale en intelligence artiticielle et en sciences cognitives : Quel est le role de l'autre dans le developpement d'une oeuvre, d'une aptitude, d'un comportement, de l'intelligence ? Dans Autosimrt, l'autre, cela va de soi, c'est le spectateur. C'est lui qui declenche le comportement specifique de chaque robot : son mouvement, ses depiacements, son discours. Chacun des six robots a en efFet sa personnalite. Certains sont conviviaux et s'accom- CD 3 O" o _c U -a> D" _o CL 0 0 u 2 u a CD il O E 0 •• d ' ex p o si t i o n C i rc a , o ctobre 2002 M o n t r e a 1. positifs electroniques. Elle se deplace sur trois ou quatre roues, dans un rayon delimite par la longueur du fil electrique qui alirnente le robot et qui est rattache au plafond. U n e gaine contenant une portion du fil et tendue a la verticale rappelle le manche de la tondeuse. L'espace du son Et ces machines occupent tout l'espace de la galerie : toute sa surface au sol par les deplacements des robots, et tout son v o l u m e par les sons qu'ils e m e t tent. Le son est effectivement u n e dimension essentielle de cette installation. Pas tellement celm du roulement des autosmarts, quoique ce bruit-la nous sert a nous orienter, un peu c o m m e dans I'exper i e n c e u r b a i n e , la p e r c e p t i o n auditive sert, bien souvent inconsciemment, a rythmer le pas, a interr o m p r e la marche, a sentir r i m m i n e n c e du danger que representent les vehicules. Ici, on sent la proximite d ' u n e machine qui se dirige vers soi de la gauche, de derriere ou de la droite par le bruit de son d e p l a c e m e n t . C e qui a m e n e le spectateur a reagir et a se deplacer n o n seulement au r y t h m e de son " o % o .22 °- II E c 18 Z EO m o d e n t de la compagnie de r h u m a i n . D'autres sont hostiles ou desobligeants. 11 y en a m e m e un qui senig 8 O Qble parfaitement indifferent a tout echange et qui va son chemin aveuglement, en recitant sa litanie, sans -D & E § pause, sans modulation. Belle metaphore du spectre ^ (J I i des echanges communicationnels et de l'espace relationnel qu'ils instituent. Petite lecon de relation a § 1 prendre avec modestie. y ~o E E La particularite de ces robots patentes porte essentiely u | O l e m e n t sur leur c o m p o r t e m e n t . Si leur apparence S ^ n'est pas identique, ils out un air de famille, et les p e o ^ £ 8 tites differences, qui se multiplient q u a n d o n leur - O <^> CL porte une attention concentree, passent presque ina8 s CN C percues quand on circule parmi eux. Un pen comme OJ = O *> q u a n d o n se r e t r o u v e en pays etranger ou tout le o §CN i j m o n d e se ressemble. 11 faut du temps pour gouter et tr o o *_ apprecier la singularite, pour decouvrir le petit trait p o 5 o distinctif. Les robots de R . Saucier ressemblent, au premier coup d'oeil, a des especes de machines a gaa <•/•, zon deshabillees. U n e petite plate-forme tres ergo';. n o m i q u e , arrondie a l'avant pour faciliter les displa-O -') cements et eviter les heurts, porte Fensemble de la quincaillerie necessaire : haut-parleur, capteur, dis- 8 1 V 'V OJ interet pour r e x a m e n de l'une des machines, mais aussi parce qii'il vient d'entrer dans la zone d'une autre machine potentiellement liante ou agressive, avec laquelle u n tango de seduction ou de r e p u l sion s'engage. Mais ces automates sont aussi bavards. Et ce qu'ils racontent cree un e n v i r o n n e m e n t souore que Ton decouvre peuple de textes recites en francais ou en anglais, des textes serieux decrivant des amvres. II s'agit en fait de divers comptes-rendus de critiques sur des expositions anterieures de R o b e r t . Sorte de m i r o i r reflechissant sur les ceuvres dans les d e u x sens de renvoi d ' u n e image et de reflexion sur les travaux de l'artiste. Sorte d ' e c h o aussi, indiquant que cette installation sc trouve bien dans le p r o l o n g e m e n t des oeuvres anterieures, qu'il s'agisse de son installation Des machines quinepeuventmentir, ou il occupait tout l'espace du Pare de la Bolduc par des sons traduisant les conditions meteorologiques du lieu, ou de sa serie initiee par Le vide n'existe pas, ou le dispositif permettait de capter et de restituer des ondes radios traversant l'espace ainbiant. lango a deux II est interessant d'ailleurs de constater c o m m e n t le perimetre de circulation de chaque autosmart cree un environnement, une enceinte avec son caractere p r o pre. C o m m e si le temperament de l'automate et sa tendance spectateurphile ou phobe determinaient les modes de liaison. C o m m e si F anticipation de la presence de I'autre reglait les modalites : le ton, la qualite, la duree et la p r o f o n d e u r de Fechange. Mais aussi c o m m e si la reaction du visiteur conduisait la danse, attirant a lui le robot ou le suivant afm de le faire parler et de capter ce qu'il raconte. Le spectateur sera sans doute plus attentif au texte recite si le robot le dispose a l'ecoute. Si, au contraire, il le pourchasse sans repit, la relation se convertit dans un chasse-croise ou le spectateur sera pris d'une tout autre facon, plus physique et territoriale. La danse se transforme alors en corrida et le spectateur doit esquiver la charge du r o bot ou la collision malencontreuse avec un autre r o bot ou un autre spectateur. En changeant de partenaire, le spectateur realise qu'il est appele a composer de diverses facons avec chacun des robots. La tentation d'interagir avec chacun d'eux est d'ailleurs irresistible. O n veut comprendre c o m m e n t fonctionnent ces autosmarts, et ce faisant on realise que Ton est soi-meme amene a s'engager dans des dynamiques bien dirTerentes, et a adopter des attitudes variees. Certes, Fechelle des variations est limitee p u i s q u e s o m m e toute, on pietine a u t o u r d ' u n automate. Mais m e m e limitee, cette action est decisive. En effet, la presence et les mouvements des spectateurs declenchent Taction des automates (sauf un) et en ce sens, ils activent la mise en oeuvre de I n s t a l l a tion. Mais de plus, et e'est peut-etre ce qui est le plus important, ces robots a Failure presque uniforme p e r mettent de realiser que dans le couplage h o m m e - m a chine, Fhumain apprend a se decouvrir, a explorer d'autres couches de lui-meme, d'autres dimensions de son humanite. Leve-toi el marche C o n t r a i r e m e n t a la plante, Familial doit aller vers Fautre p o u r assurer sa survie. II est par essence a u t o mobile c o m m e Favait bien vu Aristote. O r 1'enfant d ' h o m m e , cet avorton auquel il manque a la naissance au m o i n s u n e annee de gestation p o u r p o u v o i r se mouvoir avec autonomic, se developpe et se deploie en ajustant son geste et sa parole sur l'ecoute et la p r e sence de Fautre. C'est a tatons pourrait-on dire que Fhumain apprend a marcher. Marcher etant le p r e - mier pas vers Fautonomie. Mais cette conquete de la mobilite et de Fautonomie passe par la deconcertante constatation que Fhumain est condamne a negocier sa survie en trouvant des accommodations avec son e n v i r o n n e m e n t . II doit s'ajuster, et ce qu'il croise est Foccasion de mesurer son developpement et sa resistance : c'est a travers 1'autre qu'il apprend a se faire. C'est au fil de ses rencontres et de leur p o u v o i r de penetration qu'il realise sa propre plasticite, sa capacite de changer et de se s'epanouir. Des reactions aux nuances subtiles, presque imperceptibles, p r o v o q u e ront des ajustements parfois determinants que Fon a bien du mal a saisir nialgre le fait q u ' o n les repete d e puis des lustres ou des siecles. C'est un peu toute cette dynamique que souleve la rencontre avec les autosmarts de R o b e r t Saucier. Ses robots reproduisent les deux principales conquetes de l'humanite : marcher et parler. L'installation met aussi en scene le dispositif a travers lequel ces deux exploits ont ete rendus possibles : par une serie d'interactions et d'ajustements permettant au corps et aux reseaux neuronaux, aux relations avec les autres et a Fenvironnement de se reconfigurer. La complexite de cette installation nous donne d'ailleurs u n e petite idee de Fampleur de la question quand on la reporte sur Fhumain. O n sait en effet combien il est difficile de p r o grammer de Fintelligence artificielle, m e m e s'il n'est question que de reproduire des comportements relativement limites et specialises ayant p e u ou pas de liens avec d'autres fonctions. Sans doute parce qu'il est abstrait d'isoler une fonction alors qu'elles se developpent et s'exercent en interaction. L'installation attire aussi notre attention sur u n e autre dimension, sur un principe de realite que Fon a tendance parfois a oublier. La mobilite des autosmarts est limitee. Leur perimetre d'action depend essentiellement de leur cable d'alimentation, de sa longueur et de sa flexibilite. Sans ces extensions, ces machines seraient inertes. Sans m o u v e m e n t et sans verbe, sans vie. Et m e m e si leur configuration n'epouse pas une forme h u m a i n e , la tete et les principaux sens (oreilles et yeux/capteurs, bouche/haut-parleur) etant places sur la plate-forme au sol, on comprend qu'il s'agit de partenaires pour Fhumain. D'automates qui sont deja des cybrids pour reprendre 1'expression de Peter Anders, un melange de metal et de verbe, de filage et de code. L'une des categories d'etres intermediaires c o m p o r tant un melange de mineral et d'humain. La remarque de Regis Debray concernant 1'aptitude qu'ont les artistes a nous reveler une dimension essentielle de Fhumain s'applique paifaitement ici : « On veri£e, une fois de plus, que les artistes peuvent nous en remontrerpour ce qui est de comprendre la technogenese de rhomme, ou comment chaque innovation technologique d'importance redefinit notre milieu culture!, rebatla donne vitale, iinprimant comme un virage, une bifurcation plutot, a la trajectoire humaine. » LOUISE POISSANT