Le Moustique Volume 4 - 1'** édition Janvier 2001 puis laissés sur place, puis enfin largement distancés tout en continuant de nous envoyer des signes d’encouragement. Je n’ai jamais rencontré plus énervant que ces gamines qui n’arrétaient pas de vouloir nous stimuler et de nous annoncer que les difficultés touchaient a leur fin. Heureusement pour elles, nous ne les avons jamais rattrapées. Mais nous sommes tout de méme parvenu a Owen Point qui marque |’endroit ot le fjord débouche sur le Pacifique. La, ma fille a ressenti une grande faiblesse. Elle a refusé d’admirer les piliers et pitons rocheux, coiffés de pin tordu et de salal, dérivant en mer comme des parcelles de terre perdues. Elle n’a pas vu les gigantesques affouillements d’une mer furieuse dans les entrailles de la terre. Des grottes dégoulinantes d’humidité marine et dont le ciel s’ouvrait sur une forét luxuriante, suspendue dans les airs. Elle avait faim et refusait de faire un pas de plus. Mais la marée remonte déja ! Elle est basse encore, mais certains passages difficiles qui nous restent a franchir commencent déja a s’enfoncer sous les flots. Il y a de dangereux chenaux de marée a traverser. Peut-étre de longues distances encore dans des champs de roches chaotiques avant de pouvoir reprendre le sentier dans la forét. — Jai faim ! C’est catégorique, c’est définitif. Ma fille est devenue un mur de résistance auquel aucun obstacle du Sentier de la Céte ouest ne peut étre comparé. Je sais par expérience qu’il est mieux de céder, quitte a devoir périr par la suite. C’est une chose que les grands explorateurs n’ignoraient pas et tenaient en compte dans leurs périlleuses expéditions au travers des régions les plus impossibles : le facteur humain. Surtout s’il est féeminin. On a donc pique-niqué sous un grand ciel d'argent ; cuisine butane sous une pluie fine. La grande aventure se fera en mangeant ; "Ainsi en sera-t-il", a dit la galopine. Autant manger, c'est vrai ; ce sera d’autant moins a porter. On ne craint pas de grossir. De toute manieére, il me semble assez évident que, dans cette aventure, on ne fait pas le poids. Des marcheurs nous dépassent et nous regardent effarés. Vous ne craignez pas la marée ? Les réponses qui fusent sont diverses : — La marée ? Quelle marée ? ... Ou encore, — Pas de problémes. Nous allons vite ; nous avons quitté Port Renfrew ce matin. — Uhélicoptére vient nous reprendre dans un quart d’heure. Le tout est de ne pas perdre la face. Pour le reste, on avisera plus tard ; c’est-a-dire, quand ma fille aura fini de manger. Allégés d’une partie considérable du poids en nourriture, nous reprenons la progression pour constater assez vite que la situation est a la limite du critique. Au sortir des grottes de Point Owen, la mer pénétre déja dans le chenal de marée. II reste un passage étroit, en dos d’ane, qui vient mourir au pied d’une banquette. Le passage est glissant en diable et le replat qui correspond, en fait, a une plate-forme a atteindre pour sortir du chenal, n’est pas bien haut, mais ne présente aucune prise. Le moindre mouvement, pour assurer sa position, risque de provoquer la glissade dans la mer. Ma fille attend a Ia sortie de la grotte ; je suis immobilisé contre la marche ; l'eau gagne lentement du terrain; l’'endroit étant devenu normalement impraticable avec la marée montante, i] n'y a plus de randonneurs pour nous aider. Un petit vent de panique passe. __...@ suivre dans le prochain Moustique. Jean-Jacques Lefebvre Page 17