La “condition humaine’: solitude et fraternité par MAX-POL FOUCHET Sil est un livre dont la presse, la radio, la télévision n'ont cessé de nous parler depuis deux ou trois semaines, c’est bien celui qui sintitule ‘Les chénes qu'on abat...” Beaucoup.!’auront lu, jimagine. 1r-éme de ceux qui ne lisent guére. Comment s’en étonner? L’ouvrage, sous ce titre ou se mélent la grandeur et la grandiloquen- ce, met en présence deux personnages majeurs de notre temps, quel que soit le jugement qu’on porte sur eux, ne les approuverait-on pas toujours. Il s’agit, vous le savez déja, de Ja derniere rencontre du Général de Gaulle et de M. André Malraux. Peu de jours avant sa mort, le premier s’entretient avec le second. Comme le second est hanté par l’idée de destin, c est le destin méme qu'il interroge et écoute dans la personne du pre- mier. Les deux hommes, le politique et l’écrivain, étaient faits pour dialoguer, d'autant que le politi- gue était aussi un écrivain, et que lécrivain est également un politique. Mon intention n’est pas de vous entretenir du livre, mais de son auteur, M. André Malraux, a la lumiere de quelques souvenirs personnels. De toute facon, l’oeuvre d Andre Matraux concerne trop le destin de l homme d’aujourd hui pour qu'on ne saisisse pas l'occasion d’en parler. Quand j étais un jeune homme, il y a quarante ans, je révais de rencontrer un jour André Mal- raux. C’était aussi le réve de la plupart de mes camarades, de nombreux jeunes Francais en par- ticuller d’ Albert Camus, son condisciple. Plus tard, 4 Alger. ‘en 1944, André Gide, avec qui nous évoquions |’auteur de “La condition hu- maine’, me confia: ‘‘Quand ) écoute Malraux, je me sens béte!’’ Ces paroles, venant de. la part Pa André Gide, ne pouvaient qu'aviver notre ésir. : Vers 1936, au cours de meetings organises pa | Association des Artistes et Ecrivains révo- utionnaires, le Comité d’Action contre le Fascis- me, le Front Populaire, j avais apercu Malraux, de loin. Il traversait les rangs serrés des mili- tants, entouré de ses amis, montait sur la scene des cinémas ou des salles de banlieue, ‘prenait la parole’ - et sa parole prenait le public. Ce fut seulement au cours de lhiver de 1945 que je le rencontrai vraiment, pour la premiére fois, chez des amis. Il arrivait d’Alsace, de la guerre. Le lieute- nant-colonel Malraux. Une ‘canadienne’ défor- mée donnait 4 son torse une singuliere ampleur. Deux jambes b ottées de cuir en sortaient, maigres. On aurait dit un chat dont la moitié du corps eut été tondue! Un chat de gouttiere. Nerveux, ilallait et venait a travers la piece, comme par bonds. S'il s arrétait, il dansait sur place. Le visage m’etonna d’abord par la démesure d’un front a l'aspect irrégulier, bosselé. Son élo- cution — saccadee — abondait en expressions cou- ntes, proférées souvent avec une pouaille vo- ontairement faubourienne: “Pas d’histoires!... Pas question!... Rien a voir!” Un singulier reni- flement ponctuait les phrases, soulignait les trou- vailles du monologue, non sans trahir souvent une certaine satisfaction devant les idées surgies. - On a l'impression que Malraux deblaie plus qu'il n’accumule. Si rapide, si électrique soit sa role, il ne presse rien: il précipite tout, dans ‘acception chimique du terme. Sa pensée va par- fois plus vite que sa parole: alors il saute les liaisons, les néglige. Cet homme, qui a exprimé quelanes a de nos réves. donne l'impression ene réver jamais. . Je devais m’apercevoir qu’il savait (oh, com- bien!) gouter la vie. I] connaissait d’excellents eae bistrots prés de la Halle aux Vins, ou “entrecote Bercy s’accompagnait d'un admira- ble Brouilly! Cest que le brouilly, l'entrecote Bercy sont pour lui des ‘‘faits’’ humains, — comme sont des ‘‘faits” un velours du Titien, un or léger de Rem- brandt, un jaune de Manet. Ce sont des “preuves” de l'homme. Et toute son oeuvre est une recherche de ces“ preuves’’. Les preuves par |'épreuve. Malraux, nul ne l'ignore, fut un témoin de notre temps, mais un témoin actif. En Indochine, lorsqu’il participait a la création du mouvement “Jeune Annam’’, — en Chine, lorsqu’il se mélait a la guerre civile, — en Allemagne, lorsqu’il allait demander aux Na- zis la libération du chef communiste Thaelmann, apres l’incendie du Reichstag, en Espagne, lors- qu'il survolait dans son fréle zinc les pet fran- quistes, — dans la Résistance, lorsqu’il fut arre- té par la Gestapo, puis libéré r les FEL, - lorsqu’il commandait, apres la Libération, la bri- gade Alsace-Lorraine, — que cherchaitil? Voici peut-étre sa réponse, il faut, écrit-il, ‘‘transfor- mer en conscience le plus d’ expérience possible’ ’. La conscience dont il parle est celle de la condition humaine, qui l’obséde. Ainsi, prison- nier apres la débacle de 40, Malraux regarde ses compagnons du camp de Chartres: ils ont, a ses yeux, des visages “‘gothiques’. D'un seul coup, ils peer tye pour lui la statuaire des cathédrales. et ils auraient pu aussi bien re- joindre celle d'une autre lointaine époque, par- ce qu’une part de l'homme est immuable. Pour lui, toujours, laventure humaine est continue, Phomme est ce-qu’il se fait. “‘L’homme aussi’, assure-t-il ‘a tiré l'homme de l'argile’’. Et l'homme, d’aprés lui, se confond avec ce qu’il fait. Cest ainsi qu'il passe du plan de l'action a celui de lesthétique, des “Conque- rants’, si l’on veut, au “Musée Imaginaire’’, aux ‘Voix du Silence’ et a “‘La Monnaie de l’Absolu.” ‘Dans nos prisons, nous tirons de nous d’assez puissantes images pour nier notre néant”. Oeuvre pessimiste, assurent certains. Tel n’est pas notre avis. Commencée dans le doute et l'incertitude, elle nous parait souvrir en dé finitive sur des certitudes. A chaque question, elle répond par ‘une affirmation des pouvoirs de l'homme. L'Histoire? Lyhomme peut la marquer de sa riffe. ‘ La solitude? Elle se dépasse dans la frater- nité virile qui unit des hommes conscients d’étre seuls. La mort? La vie? “Une vie ne vaut rien” écrit-il ‘mais rien ne vaut la vie’’. Apres tout, qu’a-t-on dit de facon plus sim- ple, qui puisse a la fois nous désespérer et nous consoler d’étre hommes, et nous inciter a 1’ or- gueil de notre condition comme a!’ humilite? Livres Madeleine Ferron navait rien publié depuis cing ans. Apres les contes de “Coeur de sucre’. ot. elle cherchait encore. avec talent. le champ exact de son domaine, apres lincendie memorable de “La Fin des loups-garoux”. roman précis débouchant presque sur le fantastique tout-en réglant son compte a un certain Québec d'antan. pétri de valeurs ste- rilisantes. d'abétissement, de faux principes. elle nous avait laissés sur notre faim. Sa rentrée littéraire est un retour en force. : Chronique d’abord discrete et finalement éblouissante d’ une certaine faune négociante pendant la crise des années 30. “Le Baron écarlate’ dépasse rapidement l'image calme, es- timable quil donne de lui dans ses premiers chapitres: celle d'un roman bien composé et bien écrit, et-qui se lit avec attrait pour sa finesse d’obse rvation et son don de vie. Cette lenteur premiere est due au fait qu Irene. person- nage dun roman qui passe tout entier par ses yeux. fait par- tir son récit de sa petite enfance. Elle a six ans quand son _pere meurt. Faut-il conclure que ses souvenirs sont vagues? Ou qu’au contraire ils savent remarquab lement nous restit uer l'exacte tonalité des premiers incidents de la vie. les impres- sions, confuses et vives. déclenchées par la mort du pere. surpris sur sa carriole. en Beauce. par la premiere tempéte de neige de la saison. et le destin de l'enfant pauvre brusq ue- ment adoptée. achetée par un cousin riche. a la fois affec- tueux et tyrannique. régnant en maitre un peu fantasque sur sa demeure presque princiere et sur ses gens? Cest le secret de Madeleine Ferron de faire naitre léclat. la fantasmagorie dun récit cependant tres concret. minutieux. d'une sobriété apparemment. aux antipodes du lyrisme ‘des mots et des sentiments. C'est du détail le plus précisément cerné que naissent ici la transposition. | étran- geté romanesque, la bizarre complexité des comportements. lillogisme des faits ou des ames. © e cousin, devenu pere dIrene. J. A.. pour Joseph- Arthur. ce “baron écarlate’, cest un ouvmer cordonnier- devenu puissant chef d'entreprise, inculte mais perspicace. brutal mais séduisant, sans manieres et naturellement sou- verain. genéreux et machiavélique. Pragmatique. efficace. les — malheurs de la:vie, comme la mort de sa jeune femme, -paraissent avoir glissé sur lui, hobereau et potentat invul- nérable, alors quil n‘est au fond qu'un incurable solitaire. certes sociables apparemment, pris tout entier par le concret de ses affaires, le gotit des chevaux, des luttes, des chasses, des voyages. des beuveries et des stratégies. La faille. par ou s’échappe lame du personnage, c'est cet étourdissement dans l'activité débordante (‘Il vivait en se projetant hors de lui-méme. Il aimait 4 jengler avec-des boules de feu’), le va-et-vient constant, entre le réaliste et le fébrile insatisfait, le gaspillage frénétique d énergie. : Ce heros écarlate, Irene, enfant, le campe dembleée dans son royaume flou et conceret. Entre ses gouvernantes: Marie-Claire la rieuse et Julienne la sombre. exclusivement éprise du maitre. Entre ses compagnons, ses confreres. ses amis. saugrenus et vivants. pittoresques et viveurs, russes et rustres dans leurs manieres burlesques de fores- ‘nonce de la guerre. cette mervel © tiers salonnards: Sicard qui fit fortune en vendant la “Terre Sainte” de son jardin et qui. parfois. dans le gloussement des femmes un peu ivres, ou severes, OU enamourees. ‘décharge son pistolet dans les lustres quand. au salon. la féte bat son plein: Grenon lexalté, menuisier devenu millionnaire. qui pense avoir bati une civilisation; Ephrem Landreux. le marchand de chevaux qui. en Turquie, aurait voulu marquer au fer rouge de son nom les femmes les plus belles qu il a ‘connues: Tonctueux curé de Saint-Tomas qui va se faire un peu tirer loreille pour dénoncer en chaire le grand dan- ger du syndicat naissant: ou bien encore le gérant de banque qui. comme tout un chacun. se — bruyamment de l’an- illeuse “piqire pour stimu- ler le commerce”. Témoin d'un univers si fourmillant. si estimable. si richement anecdotique. Irene s'efforce bien de n’en pas perdre une miette. “Me faufiler partout. l'oeil et Yoreille aux aguets. avoir lair de m‘étre oubliée dans un fauteuil par dis- traction ou fatigue. sursauter avec naturel quand une grande rsonne sexclamait: “Mais quéest-ce que tu fais la?”. émoin de tout. Centre de tout. ae J.A. a choisi Irene pour enfant comme il a choisi Nelson. ‘le plus beau de ses chevaux: en ne se trompant pas sur la ‘race. De Tenfant adoptée. de la princesse adolescente. il -va faire peu a peu sa confidente et son univers. son grand ‘souci. finalement peu soucieux des deux fils quil a eus ‘de sa femme: l'un. Jean. “le lévrier’. sera littérateur et socialiste: l'autre: Luc. pale réplique de son pere. un médio- cre “dogue™ exploiteur. borne. sans caractere. Irene admire. aime J.A.. pour sa bontée et son relief. pour son extravagance et sa sagesse. Dans ce récit-qui pour- rait etre son journal. qui se termine a ses vingt ans. elle tra- que pas a pas la grandeur baroque et pionniere de ce parvenu au comportement:a la fois spontané et presque insaisissable. uni et contrasté. loufoque et grandiose. finalement replié sur son secret: il sait. elle sait. que le départ d'Irene le perdra. de la meme facon que larrivée d Irene. régnant soudain s ur la maison. a fait sombrer Julienne dans la folie. Mais Irene se doit a ses vingt ans et non a cet empe- reur déchu. Elle doit bien le quitter enfin. l’entendrait-elle murmurer, pour, étre détrompé: “Quand tu seras une vraie femme; je serai un vieillard ‘‘ou bien. “Je t'aime comme un pere aime sa fille. de cet amour impossible auquel il manque .une dimension’. en serait-elle au point ou elle se sent responsable de lui comme il Ia. jusque la. été déelle- meme. Ponctués. de notes vives sur la nature ou sur la politique. sur Riel ou lenfer. sur la grandeur et sur la petitesse des ames et des destins. ce roman allusif et serein dun homme mur et d'une tres jeune fille. ce journal lucide et passionné. modeste. pénét rant. cette chronique grise et écarlate exercent lentement mais infailliblement sur leur lecteur l'aimantation qui est le propre.des grands livres. Madeleine Fer=-= “Le Baron écarlate”, roman. . Hi! a - pee a ore a |