Juin 1967

Ot va ’homme?
par JACQUES GENET

Les lignes qui suivent abordent plusieurs
aspects se détachant d’un méme sujet. Ces as-
pects demanderaient a étre développés. Quwil
n’en soit pas ainsi est chose volontaire. Il ne
s’agit pas d’une “étude”, mais d’une simple
constatation.

“Cette vie qui se déroule, cette marche
immense que j’accomplis, ce sillon que je m’ef-
force d’ouvrir, ot me conduisent-ils?” L’hom-
me en arrive tot ou tard a ces questions. La
question lui vient, mais il a peur d’y répondre.
A-t-il peur de lui-méme? Légitime supposition !
L’homme a vraisemblablement peur de lui. Et
Si ces préoccupations quant au but de sa pro-
pre vie lui viennent et l’effraient, alors ¢’est
que Vhomme n’est plus tout 4 fait homme. Et
effectivement, dans la majorité des cas, Vhom-
me n’est plus un homme.

Pourquoi cette peur de répondre a une tel-
le interrogation? Parce que l’homme s’apergcoit
a Vinstant méme. . : qu'il est homme, qu’il a
un caractére particulier, une personnalité. Ou
est cette personnalité? Elle est enfouie je ne
sais ol, et on n’en décéle que l’apparence.
L’apparence seulement, car elle ne recouvre
pas sa forme véritable. Elle n’a que le seul
aspect d’une personnalité: l’homme n’est plus
lui-méme. I] est son voisin, il est ses amis, il
est tous ceux qu’il connait. Il vit grace aux au-
tres, il est malheureux 4 cause des autres. Oh,
n’allons pas y voir quelque trait religieux ad-
mirable: je ne parle que de son impossibilité de
vivre selon sa propre nature. On dit: “Je me
moque des autres, de ce qu’ils disent, de ce
quils font de ce qwils me font.” Et si Vhomme
@aujourd’hui, dans la plupart des cas, use de
cette naive prétention, c’est qu’il en éprouve le
besoin. Besoiné Bien str. L’>homme a peur des
“autres”, il a peur des qualificatifs péjoratifs
a son intention, il craint le “Qu’en-dira-t-on” de
facgon étonnante. Et il le cache. Et ¢’est ce qui
le pousse a se blanchir d’une solennelle mais
prosaique déclamation.

Il se sent blanchi, non seulement aux yeux
des autres, mais aussi aux siens. Il est blanchi
a ses yeux... il se blanchit. .. Il conjugue
done le verbe a la forme pronominale, 4 la
méme personne du méme temps et du méme
verbe, mais il rajoute un différent datif. En-
core faut-il qu’il rajoute ce fameux datif!
Car bien souvent, il a peur “d’avoir-a-se-blan-
chir-pour-lui-méme”, et il préfére ne pas laisser
sa pensée aller au-dela du ‘‘je me blanchis”. Il
sous-entend “devant les autres”, mais a peur
de le crier trop fort, car il sentirait un demi-
mensonge sous sa “‘vérité”. On ne se ment pas
a soi-méme. . . du moins dans ce eas-la.

“Oi vais-je, qu’ai-je fait de ma vie, que
Je, » 7

vais-je en faire”’é L’homme, se rend alors comp-
te, nous l’avons vu, qu’il a une personnalité
et que cette personnalité lui est particuliére,
puisqu’elle s’appelle personnalité. Il se rend

L’APPEL

page 11

compte par déduction, et spontanément, qu’il
vit pour l’oeil des autres, et pour eux seule-
ment.

Est-ce noblesse que de vivre ainsi? Non.
La noblesse de homme est d’étre, justement,
homme. Nous devons vivre selon nous, selon
notre nature premiére, (non pas celle que nous
avons adoptée, et que nous appelons 4 tort
“nature humaine’’). Jolio Curie et sa femme vi-
vaient-ils pour l’oeil du monde? Non. Ils vi-
vaient pour la noblesse de leur vie, pour le
progrés de la science. Schweitzer a-t-il vécu
“pour le dictionnaire des hommes célébres” ?

Tous ces hommes ont acquis la célébrité,
je vous l’accorde. Mais c’est la célébrité qui
leur fut accordée par les circonstances, par
VPampleur de leur travail, l’importance de leurs
découvertes ou de leurs travaux 4 l’échelon
mondial. Ce n’est pas leur noblesse. Leur no-
blesse, c’est la vie qu’ils menérent en tant
qu’ homme.

L’homme, le vrai, disparait. Il y a toujours
un “animal intelligent”, mais il y a fort peu
@hommes, d’hommes nobles, d’hommes pour
qui le mot est juste. .. Engageons les fers,
il est encore temps.

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