Dialogues pour deux fréres a savane devient cl r ar Sory I. YANSANE Ami lecteur, laisse-moi te signaler que ‘Dialogues pour deux fréres’’, est une série de mes correspondan- ces avec mon frére Taibou qui est de. trois ans mon cadet et qui est retourné écemment en Afrique aprés avoir vainement tenté trois années durant, de suivre es pas sur les tortueux chemins de |’exil. J’aimerais ce soir, meu- bler ma solitude en te par- Jant d’un ami d’enfance lon- guement perdu de vue, et que j’ai apercu l’autre soir alors qu'il marchait le long de Burrard Street. II s’agit d’un ami trés cher; son prénom, Kotandimy -- “Dimy” pour ses proches, signifie “celui qui ne se plaint pas’; et son nom de famille, Yetaikolon se tra- duit par le concept “celui qui se connait.” Cela fait douze ans que Dimy et moi nous sommes vus avant la toute récente rencontre a Vancouver. . (Durant son périple a travers ou la correspondance af- fluait entre nous, puis il suivait de longs mois de ‘silence au cours desquels je ‘me demandais qu’est-ce qu'il devenait.... Je ne m’inquiéte _ pas vraiment pour lui, car tel ,, que je le connais, perspicace, - courageux et doué d’une Temarquable indépendance d@ Opinion, je sais que Dimy poursuit sa longue marche solitaire en bonne intelligen- ce avec lui-méme, afin de vérifier comme il me le disait ‘souvent, l’observation de la Rochefoucauld édictant que: “Yhomme est un apprenti, la douleur est son maitre, et ‘nul ne se connait tant qu'il n'a pas souffert.” _ Afné d’une de ces larges = - familles traditionnelles qui ‘sont en voie de disparition en. Afrique, Dimy ne s'est le monde, il y a eu des mois. plaint qu'une fois. C’était la fois ot, traversant les eaux troubles de l’adolescence, il s'est révolté contre |’autori- té parentale, et a quitté ses parents quelques mois avant son dix-septiéme anniversai- re. Comme Dimy Yetaiko- lon, je suis de la génération des Africains qui ont chanté a coeur-joie le merveilleux hymne de l’indépendance en méme temps que “Cherchez Vidole” de Charles Azna- vour, “Je n’aime que toi...” de Sylvie Vartan. Aussi, lorsque j’ai apercu Dimy sur Burrard Street l’autre soir, je me demandais est-ce que, a défaut de s’éteindre, le brilant feu de liberté qui nous a fait chanter I‘hymne de l’autonomie s'est tempé- ré. En apercevant Dimy, ma premiére impulsion a été de “courir le rencontrer et, a travers son charmant souri- re, de savourer la surprise de me revoir dans ce coin du © monde ow une rencontre fortuite parait si aberrante que je l'interpréte comme une bénédiction. Mais j’évite soigneuse- ment d’aller 4 sa rencontre; ceci afin de mieux surveiller son allure, sa prestance; afin de l’épier un peu pour voir ov il va. L’accoutrement de Dimy' Yetaikolon accentue cet air du Négre désorienté par le compromis culturel qui sem- ble caractériser sa personna- lité: sa paire de jeans, sa chemise Africaine au buste et al’encolure ornés d’une broderie, ainsi que sa paire de bottes noires de l’armée, combinés avec son veston européen bleu foncé, sem- blent intégrer les valeurs culturelles qui se disputent en son ame. I] n’a l’air ni d’un ouvrier ni d'un employé de bureau, et il se déplace d'un pas égal; ni trop lent ni trop rapide. Le pas de Vhomme conscient qui a un long chemin 4a parcourir. Soudain je le vois s’arré- ter devant l’entrée d’une discothéque. Il hésite un moment avant de pousser les battants en verre et disparaft dans |’établisse- ment publique. Sans me faire remarquer, je lui em- boite le pas a l’intérieur de la discothéque. Je ne suis pas vraiment surpris de décou- vrir son lieu de destination; je sais qu’il est un peu comme moi, qu’il se rende en discothéque non pas vrai- ment pour danser mais pour penser. Dimy Yetaikolon va en discothéque pour réver a la savane, a l'Afrique, 4 son frére Taibou, a tout le che- min qu'il a parcouru, 4 tous les labyrinthes qui le condui- sent fatalement ici, parmi cette foule de corps maquil- lés cherchant 4 noyer dans des verres de biére, les réalités mémes de leur éga- rement. Dimy lui, réve a la savane. I] est l’enfant de la savane, des hautes herbes nommées “Kale” qui fleu- rissent en toute saison et dont la tige sert a fabriquer la plume du marabout. Il vient du pays du bambou, majestueuse plante dont la tige, telle les gratte-ciel New Yorkais, s’éléve, défie les hauteurs avec témérité. La savane et Dimy sont insépa- rables; et comme je !’obser- ve sirotant son verre de jus dorange,, je sens aisément que seul son corps est pré- sent dans la discothéque. Lui est ailleurs, marchant a travers le champs de riz, explorant les ‘sous-bois, cueillant des fruits sauva- ges. Un sourire de nostalgie apparait de temps a autre en coin gauche de sa bouche comme il songe au goyavier, arbre aux branches minces mais curieusement élasti- que, qui lui servait souvent de balancoir. Dimy pense a Dougoufou, la riviére qui Vavait vu grandir, son pont fait de troncs de palmiers, ses lavandiéres, ses crues. Les reverra t-il jamais se demande t-il, reverra t-il jamais les mange-mil, les perdrix... Ecoutera t-il ja- - mais le chant des hibous, le coassement des grenouilles, le chant plaintif des criquets, V’éclairage des lucioles vo- lantes auclair de lune. La Savane est-elle toujours éga- le A elle-méme? songe mon ami d’enfance. Produit-elle toujours le fonio, le manioc, le taro, les bananes? Ses riviéres sont-elles toujours autant infectées d’anophé- les, ces terribles agents -du paludisme? La savane pro- duit-elle toujours des varié- tés de fruits secs qui sont chers au coeur de Dimy Yetaikolon? Des fruits comme le nere qui est sa- voureux lorsqu’on le trempe dans un bol d’eau sucrée. Dimy observe maintenant un couple de danseurs se trémoussant frénétiquement sur la piste. Tous deux sont blonds avec des yeux bleus, le type méme des Européens du Nord, et Dimy s’étonne qu'il dansent avec une dex- térité et une élégance re- marquable au rythme de la musique importée des tropi- ques. Leurs mouvements de hanche, le balancement de leurs bras, le va et vient de leur buste, leur piétinage ,articulé et l’air de joie qui se lit sur leur visage, indiquent nettement, au grand amu- sement de Dimy, que Vhomme blanc aussi est son frére; parce que ce couple aux traits nordiques comple- tement opposés aux siens réagissent, vivent le rythme de la savane avec un degré d’abandon qui force son ad- miration. Certes, songe t-il, s'il vit assez longtemps pour re- tourner a ses sources, la savane aura quelque peu changé; peut-étre que le nere ne poussera plus com- me autrefois, selon les fan- taisies de la nature; peut-é- tre que des ponts en alumi- nium auront remplacé a Dougoufou les trones de palmier, et que de gros camions transporteront des caisses de goyaves, de man- gues, des manioc et des mandarines. Des moisson- neuses-batteuses auront remplacé la silhouette des femmes ruisselantes de sueur la houe a la main, Véchine exposée au chaud soleil des tropiques; peut-é- tre aussi que les mange-mil auront déménagé leurs nids _pittoresques jadis savam- ment accrochés aux bran- ches des baobabs qui auront été déracinés par de gigan- tesques complexes indus- triels... Oui, trés probable- ment, la savane aura changé de visage; elle aura légué du terrain au progrés; elle sera devenue clairiére, aprés avoir piégé les lions dans des appartements, mis les boas dans des caisses en verre, rangé les oiseaux dans des nids stérilisés en plastique, dans des musées... La savane ne sera peut-étre plus jamais la savane, sauf dans la pensée de Kotandi- Le Soleil de Colombie, Vendredi 13 Janvier 1978 9 airiére my Yetaikolon. Dans l’es- prit de Dimy, mon ami d’enfance qui continue a sourire en observant ces couples blonds aux yeux bleus, la savane restera é- ternellement inviolable; elle sera a jamais belle et unique, dure et paisible, mystérieu- se et simple; son Ame sera toujours glorifi¢e, chantée, fétée, comme elle l’est 1a, dans cette discothéque du West-End Vancouver. “Get rid of that pressure... Danse!”, commande la voix chaude de James Brown. Doucement, 4 la maniére ‘d'un chat qui se déplace, je vois Dimy s’avancer en sou- riant vers la piste; il ne prend pas la peine d'inviter une cavaliére. Il n’en a pas besoin. Rendu sur la piste, il fait une pirouette. Ses bras, jambes, téte, épaules, en- trent en féte. I] rit en dansant, se moquant ainsi un peu de lui-méme, de sa révolte contre la savane qui est la-bas a des milliers de kilométres, se transformant en clairiére sans lui. Danse! se dit-il. Danse! Amuse toi!, car comme la savane, tu passeras un jour. Danse! Danse encore! Fais comme tout le monde! Obéis a papa- Brown et défoule toi! Défou- le toi, mais n’oublie pas de penser, n’arréte jamais de penser a la savane; a une savane future. Recommence la grande aventure d’hier en prenant soin de réorienter tes réves vers la destination ultime; la vraie, la bonne cette fois, celle du retour ~» aux sources. Dans mon coin, surveillant toujours Dimy, et sachant quel genre de pensées tour- noyent dans sa téte, je ne m’empéche pas de rire. Cet homme trop “self-conscious” me fait rire en méme temps que sa gaiété feinte m’impo- se un certain respect. Le respect que l’on a face a un ‘adversaire de taille qui quit- te la table de ping-pong parce qu'il a perdu; j’éprou- ve une certaine nostalgie, presque un ennui. Un ennui qui confine a de |’amertume; je sais que Dimy aussi rit d’amertume, que le feu de fierté jadis allumé par Vhymne de lindépendance briile toujours dans son Ame avec une égale intensité. Une intensité perspicace, persévérante, rationelle. Quand il ne sourit pas, son visage devient sévére, é- trangement sérieux, avec des yeux tristes au regard fixe, percant. Des yeux curieusement calmes qui dé- gagent une impression de force tranquille; et dont le fond sombre suggére, déno- te une peine qui subjugue, rendant perplexes les gens sur qui ils se posent. Poursuivant attentivement mon observation, je m’aper- cois au bout d’un moment que méme ses lunettes cor- rectrices dont la lentille s’assombrit a la lumiére, masquent mal la fixité qui se lit dans son regard choqué. Et jai la certitude que mon ami d’enfance a énormément souffert, qu’il souffre d’un mal que nul médecin ne pourra jamais guérir; ce- pendant je ne me sens pas préparer a écouter son his- toire parce qu'il rira encore plus fort en me la contant. Et cela, je ne saurai le supporter; cela me rendra trop triste de le voir se prendre si peu au sérieux. Je sors donc de la discothé- que en laissant Dimy Yetai- kolon exécuter l’ordre de James Brown. Pour rien au monde je ne veux rompre son téte a téte avec lui-mé- e... Une autre fois peut-é- tre, mais pas ce soir. En partant j'emporte l'image de sa silhouette qui est restée la méme; toujours aussi. mince, presque maigre, sa haute stature accentuant sa minceur. Ses larges épaules carrées, son veston élimé dont la coupe croisée semble avoir conservé les mesures un peu ample d’un temps trés lointain od i était mieux nourri. Qui était-ce donc, me suis- je demandé, ce philosophe. dhier qui notait que l’expé- rience est le faisceau de toutes les armes qui nous ont blessés?