Le Moustique Volume 3 - 2 édition Février 2000 J'aurais bien aimé lui dire qu'elle faisait enti@rement fausse route. Que, somme toute, elle se contentait de faire le tourisme de la pauvreté et que méme a passer ainsi quinze jours sur ce bout de trottoir, elle ne connaitrait jamais les affres véritables du total deénuement. Combien en ai-je connus de ces aventuriers de la quinzaine qui sont allés partager la souffrance des peuples démunis, goiter a leur repas misérables, s'associer a leurs fievres et dysenteries fastidieuses. Et qui en sont revenus tres fiers de leur courage et de leur générosité sans avoir ne serait-ce qu'effleuré le probléme véritable. A la maniére de ceux qui campent pendant quelques jours dans nos foréts humides et inconfortables et qui en ont tiré tout le bénéfice de la nature pour le prix de quelques courbatures, ils s'imaginent avoir connu, avoir ressenti, avoir compris, alors quills sont passés a coté du désespoir innommable. Car la seule face absolument effroyable du malheur c'est l'absence d'espoir. C'est de savoir que cette souffrance, que cette pauvreté, que cette détresse n'auront pas de fin. Allais-je lui faire cette tirade ? En prendrais-je le risque ? Ne se jetterait-elle pas sur moi pour me déchiqueter de ses ongles, qu'elle avait bien propres d'ailleurs ! Car il ne se pouvait pas qu'elle puisse avoir tort et que moi, le bourgeois authentique, nécessairement infatué de sa réussite sociale, qui n'essayait méme pas de s'en dissimuler, puisse posséder la verité. Qui'ai-je fait alors ? Ce que tout bourgeois fera quand il aura atteint mon age, c'est-a-dire qu'il aura acquis l'expérience et la conviction qu'il est impossible de changer réellement le monde, il fuira ! Dignement, calmement, avec respectabilité, il fuira. En sautant avec légéreté du trottoir, il ouvrira avec fermeté sa portiére, s'‘introduira avec souplesse dans le petit véhicule ou l'obscurite dissimulera l'ébauche de grimace que lui valent tous ces efforts. Et il tentera de démarrer calmement tout en observant du coin de l'oeil la furie qui lui fait un dernier signe. Jack Blacke